Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
- Fils de Dieu et de David
. La double filiation
. Solutions catéchétiques
- Sans père et sans mère
- Fils adultère
- Fils de Marie
- Conclusion
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?
La Métanoïa
Le défi et la crise
La bonne nouvelle
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Cependant, si on suit l’évolution de la catéchèse de l’Église dans le Nouveau Testament lui-même, on doit avouer que le problème (1) ne fut pas résolu pour autant.
Dans un premier temps, la prédication de l’Église fut axée sur la personnalité du Christ selon l’esprit. Même si on le reconnaissait comme fils de David selon la chair, il n’était de fait objet de culte et d’attente que dans sa qualité de fils de Dieu. Il était devenu Christ précisément par sa résurrection d’entre les morts, et il aurait exercé sa royauté selon les promesses seulement à son retour, quand les hommes aussi seraient ressuscités. La dimension selon la chair n’avait donc que peu d’importance face à cette résurrection, qui transformait le fils de David et les hommes en des êtres spirituels. Cette période était dominée par le souci eschatologique.
Mais l’Église dut bientôt porter son attention sur le Christ selon la chair, à cause d’un événement qui bouleversa sa vision de l’histoire, la destruction de Jérusalem par les armées de Titus. Cette destruction fut à la fois indice de la fin du judaïsme et « signe » de la présence libératrice du Christ glorieux dans le monde. L’Église n’avait plus en face d’elle le peuple élu, puisqu’elle devenait ce peuple, unique héritière des promesses qui s’accomplissaient par le Christ-fils de Dieu. Mais il fallait aussi justifier par les Écritures la légitimité de cet héritage, et prouver que Jésus était vraiment ce fils de David que le peuple avait jusqu’alors attendu. C’est ainsi que naquirent les généalogies dont nous avons des exemples chez Matthieu et chez Luc (2).
Il serait illusoire de vouloir retrouver dans ces paradigmes un caractère quelconque d’historicité, car leur fonction n’était que théologique, visant à inscrire Jésus dans une des branches généalogiques de David offertes par la Bible. Ainsi les informations au sujet de sa descendance se précisèrent : on « savait » par quelles familles Jésus remontait à David, mais surtout on était sûrs au sujet de ses parents immédiats, puisqu’on le disait fils de Joseph et de Marie. Sa naissance légitime de Joseph devint la pièce maîtresse de la justification de sa prétention à la royauté davidique.
Entre-temps, d’autres problèmes surgirent. La mise entre parenthèses du Christ selon la chair et l’accent porté sur le Christ selon l’esprit avaient suscité une réflexion sur la préexistence du Christ, au point de mettre en doute et même de nier son existence historique et charnelle. La distinction entre les deux niveaux devenait dangereuse. L’Église sentit alors la nécessité d’anticiper l’événement de l’esprit en le transposant de la résurrection à un des moments de la vie charnelle de Jésus. Ainsi, pour être « déclaré » Christ et fils de Dieu, celui-ci n’avait pas attendu la résurrection, puisqu’il l’avait été dès son baptême dans le Jourdain ; tel apparaît Jésus dans l’évangile de Marc. Le Christ selon l’esprit ne pouvait plus être défini uniquement par son existence métahistorique, puisque la dimension de la chair faisait partie de son être.
Dès lors, il ne restait dans le domaine de la chair, en-deçà de l’esprit, que la naissance de Jésus (3). Né comme fils de David, Jésus était devenu fils de Dieu au moment de sa vocation. « L’aujourd’hui » de sa véritable naissance christique avait été marqué par la descente de l’Esprit saint sous forme de colombe.
Des facteurs nouveaux poussèrent l’Église à progresser sur cette voie de spiritualisation de la vie charnelle du Christ. Les juifs prêtèrent des oreilles attentives aux récits des généalogies de Jésus. Au niveau de la polémique qui les séparait de l’Église, celles-ci constituaient l’enjeu du problème car, si elles étaient vraies, Jésus offrait les conditions requises pour être le Christ. Les juifs cherchèrent donc dans la tradition orale et dans les archives, mais ils trouvèrent non seulement que Jésus n’était pas fils de Dieu, mais qu’il n’était qu’un bâtard (4).
Cette affirmation des juifs fut considérée par l’Église comme l’atteinte la plus sacrilège portée contre la sainteté et la vérité de la personne du Sauveur. Pour lui échapper, il ne lui restait qu’à reculer encore plus l’action du Saint Esprit sur la personne de Jésus, la transposant du baptême à la naissance. Ainsi sa naissance comme fils de Dieu coïncida avec sa naissance comme Christ : il n’y avait plus de distinction entre le fils de David et le fils de Dieu, puisque Jésus devenait fils de Dieu dès le moment où il naissait comme fils de David. La théologie future de l’incarnation et les dogmes plus lointains de la double nature trouvent leur fondement dans cette jonction des deux naissances.
Mais dans la mesure où les deux naissances coïncidaient dans le même événement, pouvaient-elles demeurer encore distinctes ? Faire intervenir dans la naissance de Jésus cette puissance de l’Esprit qui l’avait ressuscité d’entre les morts n’impliquait-il pas qu’on devait nier la naissance selon la chair ? Comment l’Esprit aurait-il pu ôter de la génération de Jésus cette relation à la mort qui lui était propre sans la briser dans sa naturalité ? Ne convenait-il pas de croire que, sous la puissance de l’Esprit, la génération cessait d’être un fait pour devenir un événement de Dieu, suffisant en lui-même et couvrant la totalité de l’existence du Christ, au même titre que la résurrection ?
Toutes ces interrogations et d’autres encore qu’il ne serait pas difficile de dégager du texte trouvèrent une réponse satisfaisante dans la prise de conscience que Jésus était né d’une mère vierge. Cette naissance permettait d’une part de prendre au sérieux le bruit propagé dans les milieux juifs au sujet de la naissance illégitime de Jésus, puisqu’elle reconnaissait l’existence d’une anomalie ; mais, d’autre part, elle le réfutait puisqu’elle ne plaçait pas cette anomalie au niveau de la légitimité du mariage de Joseph avec Marie, mais dans le processus de la conception, produite par l’intervention de Dieu.
Toutefois cette nouvelle compréhension de la naissance de Jésus fut à son tour occasion de tergiversations et de doutes. Car si Jésus n’était en réalité que fils de Marie, ne fallait-il pas modifier sa généalogie, dans laquelle il n’apparaissait que comme fils de Joseph ? Nous trouvons en effet cette modification dans la généalogie présentée par Matthieu. Dans l’agencement des générations, Matthieu emploie la formule répétée « A engendre B ». Ainsi, parvenu à Joseph, on aurait dû s’attendre, selon la cohérence structurale du paradigme, à ce qu’il dise « Joseph engendra Jésus ». Et, à l’origine, il en était ainsi, comme en témoignent quelques codex. Mais, dans le texte canonique, on trouve « Joseph, époux de Marie, de laquelle est né Jésus » (Mt 1:16). Scrupule, sans doute, dans le but d’inscrire la nouvelle conception christologique dans l’ancienne.
Mais Matthieu ne risquait-il pas, par cette modification, de mettre en doute l’origine davidique de Jésus ? Bien sûr, il avait pris d’avance toutes les précautions pour inscrire la naissance virginale dans un contexte légitime de mariage. C’est ainsi que Marie était fiancée à Joseph, et que celui-ci la reconnut affectivement, c’est-à-dire eut avec elle des relations sexuelles après la naissance de Jésus. Cependant, si on lisait la généalogie hors du contexte de l’évangile, elle ne pouvait que susciter des doutes.
C’est pourquoi Luc adopta une autre stratégie. Au lieu de modifier la généalogie qu’il avait empruntée à une tradition différente de celle de Matthieu, il se contenta d’y ajouter une clause, commençant ainsi, à rebours, la série des générations : « Jésus étant, comme on le croyait, fils de Joseph » (Lc 3:23). Ainsi la généalogie demeure-t-elle inchangée, mais on doit la lire et la comprendre à la lumière de la naissance virginale.
Le verbe employé par Luc « on croyait » ( nomizeto) exige notre attention. Il dérive de « nomos », « loi ». Il ne signifie pas l’opinion des gens selon leur estimation subjective, mais selon que les choses apparaissent dans le contexte de leurs conditions réelles et concrètes. Ainsi on croyait que Jésus était fils de Joseph parce qu’il apparaissait tel par la légitimité du mariage et par le consensus commun des gens qui l’avaient connu.
Si on porte un regard d’ensemble sur le développement de cette problématique, on doit constater qu’elle est essentiellement théologique puisque le Christ selon l’esprit et le Christ selon la chair sont des entités théologiques, saisissables dans le cadre de l’interprétation des Écritures. Sur un point, toutefois, ce jeu dialectique semble aller au-delà du champ théologique, en ce qu’il est mis en relation avec la personne réelle de Jésus. Cependant quand on cherche à fixer cette référence pour bien la cerner, elle retombe elle aussi dans la dimension du théologique. En effet, on affirme bien que la naissance de Jésus s’est accomplie dans le cadre des conditions voulues pour la génération du Christ des Écritures, mais pour le prouver on ne trouve aucune documentation de caractère historique, mais seulement des « témoignages » tirés de l’Écriture et qui, par conséquent, n’ont qu’une valeur théologique.
Seule nous permet de franchir le niveau théologique l’opinion concernant la naissance illégitime de Jésus qui venait des milieux juifs opposés à l’Église. Prise en elle-même, cette opinion n’a pas de crédibilité. Cependant, puisqu’elle ne dérive pas du contexte théologique de l’Église mais qu’elle vient au contraire du dehors, le gênant et le troublant, elle se place au niveau d’une information qui, quoique fausse peut-être, n’en demeure pas moins historique. Certes, si elle était restée isolée, elle ne nous ferait pas avancer dans la connaissance de Jésus : qui nous assure que les juifs ont dit la vérité et qu’ils n’ont pas été victimes, eux aussi, de soucis théologiques ? Heureusement, leur affirmation a été prise au sérieux par l’Église, qui lui a opposé une autre affirmation qui se situe au même niveau et prétend être, au même titre, objective et vraie.
Ainsi nous sommes en mesure de sortir du domaine théologique pour nous situer dans celui de l’information et poser le problème de la naissance de Jésus en termes réels. Est-il vrai que Jésus ait été connu comme fils de Joseph, ou a-t-on cru qu’il était bâtard ?
Il faut préciser que, pour répondre à cette question, nous n’avons d’autre champ d’observation que celui offert par les Écritures. Toute notre attention sera alors portée sur le discours néotestamentaire, pour savoir s’il est ou non cohérent avec le présupposé énoncé par Luc : s’il s’agit vraiment d’une condition de fait, il restera toujours en accord avec le texte. Mais si, au contraire, il s’agit d’une thèse dictée par une nécessité théologique et agissant à la façon d’une censure, il sera démenti par l’écriture elle-même, par des tensions et des fuites, des oublis et des silences, bref par des failles qui rompent la cohérence du discours. Il faut donc interroger le texte en passant par ses traverses.
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(1) Voir « Le problème posé par la double filiation ». 
(2) Pour une analyse fine de ces généalogies de Jésus, voir l’étude d’Ennio Floris de 1982 Les récits de la naissance de Jésus. 
(3) Sur la naissance de Jésus, voir les études d’Ennio Floris : Les récits de la naissance de Jésus (1982) et De la naissance de Jésus-Christ à la naissance de Jésus (2011). 
(4) À ce sujet, voir l’étude d’Ennio Floris de 1984 Sur les bords du Jourdain, partie « le bâtard ». 
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