Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
- Fils de Dieu et de David
- Sans père et sans mère
- Fils adultère
- Fils de Marie
- Conclusion
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?
La Métanoïa
Le défi et la crise
La bonne nouvelle
. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .
|
Le « sans père et sans mère »
Nous nous reporterons aux milieux chrétiens et au temps où l’Église montrait, par son silence, ne rien savoir de la naissance de Jésus, quoiqu’elle affirmât que, conformément aux Écritures, il était de la lignée de David.
Concernant ces temps, un texte s’offre à notre intention, provenant de l’Épître aux Hébreux. Je rappellerai que le but de cette épître est d’affirmer la précellence de Jésus sur les anciens patriarches et prophètes. En ce qui concerne la fonction sacerdotale, le Christ dépasse la prêtrise juive dans la mesure où il n’a pas été consacré par Dieu selon l’ordre d’Aaron mais selon celui de Melchisédech. Cette affirmation, qui est une des plus fondamentales de l’épître, trouve son appui sur le psaume 110:4, que l’auteur considère comme étant messianique. Naturellement, elle implique la supériorité de Melchisédech sur Aaron.
J’omettrai de rechercher les raisons qui justifient à ses yeux cette thèse, il nous suffit de souligner que l’auteur de l’épître fait de ce personnage marginal de la Bible (Gn 14:17-20) la figure messianique la plus importante, la plaçant au-dessus non seulement d’Aaron et de Moïse, mais aussi d’Abraham. Il n’apparaît dans les Écritures que comme type parfait du Christ, lui « qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement de jours ni fin de vie – mais qui est rendu semblable au fils de Dieu – ce Melchisédech demeure sacrificateur à perpétuité » (He 7:3).
Ces paroles demandent à être éclaircies. En premier lieu, il convient de mettre en évidence le parallélisme entre Melchisédech et le Christ. Le verbe que l’auteur emploie pour le désigner manifeste une des structures fondamentales de la façon de penser propre à la culture de ce temps : « afomoioménos ». Il est composé de « af » ( apo), qui signifie la provenance (en français « de »), et de « omoióo », « rendre semblable ». Ainsi Melchisédech est-il type, c’est-à-dire représentation totalisante, du Christ qui doit venir, dans la mesure où il a été fait à l’image du Christ. Cette double relation n’est compréhensible que si l’on reconnaît deux réalités au Christ : l’une idéelle et éternelle, l’autre concrète et temporelle. Le type – Melchisédech – se place entre les deux : il est image qui annonce et révèle avant le temps le Christ historique, parce qu’il a été fait à l’image du Christ idéal. Il s’agit donc d’une structure de pensée où la typologie juive se jumelle à l’idéalisme platonicien. Pour notre recherche, nous ne retiendrons de ce parallélisme que l’identité de valeur entre le type et le réel historique, Melchisédech et Jésus-Christ. Les prérogatives de l’un doivent correspondre aux prérogatives de l’autre.
L’auteur de l’épître considère comme une des prérogatives caractéristiques et essentielles le fait que Melchisédech est « sans père, sans mère et sans généalogie ». Comment peut-il le savoir ? Uniquement – semble-t-il – parce que le texte de la Genèse qui parle de Melchisédech ne fait pas allusion à son père ni à sa mère et ne prend pas soin, contrairement à d’autres personnages comme Abraham ou Moïse, de faire précéder sa présentation par une généalogie. L’auteur de l’épître considère ce silence comme un fondement suffisant pour l’autoriser à croire que Melchisédech lui aussi est, au moins dans son existence typologique, sans mère, sans père et sans généalogie.
Même si elle peut apparaître étrange, cette modalité de lecture était propre à une méthode herméneutique appelée « allégorique », dont Philon était le maître incontestable. Selon l’allégorisme, l’Écriture ne puisait pas son sens exclusivement de son niveau sémantique car elle faisait partie d’un autre système de langage, fondé sur un rapport de similitude de toutes les instances de la parole avec une réalité transcendante et universelle d’ordre idéel. C’est ainsi que les articulations morphologiques et sémantiques, mais aussi les omissions et les silences de l’Écriture, de même que les oppositions et les corrélations, devenaient signifiantes, telles une image d’ombre.
Je rapporterai un exemple d’interprétation biblique tiré de l’œuvre de Philon qui porte, comme la lettre aux Hébreux, sur une omission généalogique. Il s’agit de l’interprétation du passage de la Genèse concernant Sarah, au sujet de laquelle Abraham, son mari, affirme « il est vrai qu’elle est ma sœur, fille de mon père ; seulement elle n’est pas fille de ma mère, et elle est devenue ma femme » (Gn 20:12). Philon écrit : « on dit qu’elle n’a pas de mère (amétor) car elle n’a d’ascendance que paternelle, sans rapport avec une mère, n’ayant aucune part à une parenté féminine » (Philon, De Ebrietate, 61). Sarah devient ainsi personnification du rapport idéel de la génération « sans mère », assimilée à Athéna, « vierge sans mère » puisqu’elle ne fut engendrée que par son père (Philon, De Ebrietate, 100).
Quoiqu’apparentée à la méthode de Philon, l’interprétation de l’épître aux Hébreux s’en sépare en ce qu’elle est plus complexe. En effet, Sarah n’est pour Philon qu’une parole (logos) image de la génération idéale sans père. Par contre Melchisédech est pour l’écrivain chrétien beaucoup plus qu’un logos-image, puisqu’il est aussi « type », représentation de l’entité concrète qu’était le Christ à son double niveau idéel et charnel.
La différence entre les deux méthodes se précise donc en ce que l’une est allégorique et l’autre typologique. Pour que la parole ait un sens au niveau allégorique, il suffit qu’elle soit en correspondance avec un rapport idéel, mais pour qu’elle puisse l’avoir aussi au niveau typologique, il est nécessaire qu’elle soit adéquate au concret dont elle est la représentation universelle. Ainsi il ne suffit pas que Melchisédech soit l’expression de la relation du « sans père, sans mère et sans généalogie », mais il faut aussi que cette expression soit représentative du Christ. Or elle ne pourrait l’être si le Christ n’était lui aussi homme « sans père, sans mère et sans généalogie ».
On doit alors conclure que, au niveau de la tradition écrite ou orale qui lui offrait la connaissance du Christ, celui-ci apparaissait comme un homme « sans père, sans mère et sans généalogie ». De même que l’Écriture n’avait rien dit sur la génération de Melchisédech, de même la tradition primitive de l’Église ne disait rien au sujet de la généalogie de Jésus. En raison de sa méthode typologique, l’auteur de l’épitre interprète ce silence comme si Jésus a été vraiment un homme sans père et sans mère.
Ce silence autour de la naissance de Jésus dans la plus ancienne tradition de l’Église est confirmé par l’affirmation de Paul dans l’épitre aux Galates : « Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, né sous la loi » (Ga 4:4). Nous reviendrons sur ce passage, qui est susceptible de nous apporter d’autres renseignements. Pour l’heure, il suffira de souligner qu’il s’offre à nous, par son ancienneté, comme un des textes constitutifs de la tradition apostolique dont nous venons de parler. Or ce texte, tout en affirmant que Jésus est né d’une femme, se tait sur le nom de celle-ci. C’est une femme en général, à laquelle manque la personnalité de mère. Le silence du texte est encore plus épais au sujet du père, qui est tout à fait omis. Ainsi, dans cette tradition, Jésus apparaît-il comme un homme « sans père, sans mère et sans généalogie ».
Il nous reste à nous interroger sur les motivations de ce silence. L’Église se taisait-elle parce qu’elle ne savait rien de précis au sujet de la naissance de Jésus, ou parce qu’elle voulait cacher une condition d’origine qui apparaissait honteuse pour le Sauveur ?
Si on estime que, dans ce premier moment proche de la vie de Jésus, l’Église ne savait rien, il est étonnant que, par la suite, elle montre le savoir lorsqu’elle affirme, par les généalogies, qu’il est fils de Joseph ou, par les évangiles de Matthieu et de Luc, qu’il était né d’une mère vierge. Ce savoir subit de l’Église est d’autant plus étrange qu’il est en contradiction avec le non-savoir précédent, quand elle le croyait « sans père, sans mère et sans généalogie ».
Il convient alors de dire que l’Église savait, dès le début, que Jésus avait été un enfant « sans père, sans mère et sans généalogie ». Mais cette constatation nous oblige à une interprétation plus approfondie du texte de l’épître aux Hébreux.
L’Église s’est tue au sujet de la naissance de Jésus parce que celle-ci n’était pas un événement saisissable par les moyens officiels de renseignement. Elle n’était pas non plus dicible, c’est-à-dire apte à être objet de discours, puisqu’elle n’était pas reliée au passé par une généalogie, ni au présent par une légitimité parentale.
Cependant, en affirmant qu’il était « sans père, sans mère et sans généalogie », l’Église attestait d’une part la naissance naturelle de Jésus, et d’autre part l’interprétait dans le cadre d’une théologie bien précise. Cette double possibilité de signification fut rendue possible par la polysémie des mots. En effet, les deux expressions « sans père » (apator) et « sans mère » (ametor) étaient employées dans le langage courant pour exprimer l’orphelin aussi bien que le bâtard. Celui-ci était censé être sans mère, parce que fils d’une femme qui n’avait pas de personnalité reconnue en sa qualité de mère. Mais au niveau du langage philosophique, les mêmes expressions désignaient le mode d’existence propre aux êtres divins, qui sont non-engendrés. Ainsi l’Église ne voyait dans la naissance naturelle de Jésus que le « signe » de la nature non-engendrée du Fils de Dieu.
La théologie de la naissance virginale et celle de l’incarnation ne feront que reprendre et approfondir cette conception, dont l’origine est gnostique.
|