Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
- Fils de Dieu et de David
- Sans père et sans mère
- Fils adultère
- Fils de Marie
- Conclusion
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?
La Métanoïa
Le défi et la crise
La bonne nouvelle
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Le fils de Marie
Je voudrais à présent mettre à l’épreuve l’affirmation de Luc en recherchant ce qu’on pensait de la naissance de Jésus dans le milieu où il avait lui-même grandi, chez ses compatriotes. Or les évangiles parlent de rencontres de Jésus avec des gens de sa ville natale, mais ces textes peuvent-ils nous donner de véritables informations ?
Les évangiles de Matthieu et de Luc sont sans aucun doute conditionnés par l’accusation des juifs. Or leur tactique consiste en ce qu’ils ne nient pas l’accusation, mais la refoulent par un récit de caractère sublimateur. Certes, on peut déjouer le transfert de cette sublimation, mais il n’en demeure pas moins que leur récit est soumis à une censure d’autant plus vigilante que le fait refoulé n’a pas été explicitement nié.
Marc, appartenant à une autre période théologique et n’étant pas directement concerné par la négation juive, se montre plus souple envers les informations venant de l’extérieur. Même s’il y a chez lui une censure, puisque Jésus est toujours le Fils de Dieu, celle-ci ne semble pas dirigée vers le même objet.
Ce décalage entre Marc et les deux autres synoptiques s’est révélé très profitable pour notre recherche. En effet, la censure de Marc étant moins rigide et plus lâche, elle permet des infiltrations et des fuites que la censure des autres évangélistes rejette. Entre ceux-ci et Marc, il n’y a pas seulement un processus de reprise dans le cadre d’un langage différent, mais une dialectique d’opposition, les évangélistes se situant dans des systèmes idéologiques différents.
Selon Marc Jésus, après avoir quitté Jean, ne rentra pas chez lui mais séjourna en Galilée, qui devint ainsi le premier théâtre de sa mission. Il se rendit à Nazareth, « sa patrie », seulement dans le cadre de cette mission. La durée de son absence de sa ville natale ne fut pas si longue qu’il puisse apparaître comme un étranger, ni si courte que ses concitoyens n’aient motif de s’étonner en le revoyant. L’évangéliste exprime l’étonnement des gens par ces mots « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas parmi nous ? » (Mc 6:3).
Si on doit exprimer l’origine de Jésus selon ce qu’on croyait, on doit donc dire qu’il n’était pas fils de Joseph mais de Marie. Les deux affirmations sont opposées, il nous revient donc d’expliquer cette opposition et de rechercher le sens de l’affirmation de Marc.
Pour bien comprendre qu’à l’âge de trente ans Jésus soit connu comme étant fils de sa mère sans faire aucune allusion à son père, deux hypothèses sont possibles. On pourrait penser qu’il n’était pas originaire de Nazareth mais qu’il y était venu tout petit, après la mort de son père. L’affirmation de Marc se réfèrerait moins à la condition juridique de Jésus qu’à une situation de fait : les gens l’appelaient « fils de Marie » parce qu’ils n’avaient pas pu connaître son père. On pourrait dire aussi que Jésus était un fils naturel de Marie.
Quant à la première hypothèse, elle serait en accord avec la tradition relatée par Matthieu, pour qui le couple Marie-Joseph était d’origine davidique et bethléemite, et se serait rendu à Nazareth pour échapper à la persécution des rois, Jésus étant encore un petit enfant (Mt 2:22-23). Elle serait cependant insuffisante pour expliquer l’opinion des gens, puisque Marie vint à Nazareth accompagnée par Joseph et que celui-ci serait resté dans la ville assez longtemps pour avoir d’autres enfants de Marie (Mt 1:25). Il est alors impossible de concilier l’affirmation de Luc avec l’opinion des Nazaréens rapportée par Marc.
Les deux affirmations deviennent par contre claires, si on reconnaît leur opposition. Le texte de Marc présuppose donc que, selon l’opinion de ses contemporains, Jésus était un bâtard. Or l’Église avait cherché à comprendre l’origine de Jésus à partir des textes messianiques, qui font descendre le Christ de David et le font naître à Bethléem. Mais l’Église ne pouvait pas bâtir cette vie christologique de Jésus sans écarter et renier cette opinion contraire qui correspondait aux faits. Elle a donc été contrainte de recourir à la censure afin d’effacer le dire du peuple face à son dire, conditionnant le fait historique par l’idéologie théologique, le réel par l’imaginaire.
Le texte de Marc ne serait qu’un évitement des barrages posés par cette censure, véritable trahison du texte qui parvient à dire ce que l’écrivain voulait en principe éviter. Ce qui confirme cette interprétation, c’est que les autres évangélistes se sont aperçus du problème et ont cherché à corriger le texte de Marc en y apportant des retouches qui sont trop subtiles et précises pour que l’intention des auteurs puisse demeurer cachée.
Dans le texte de Matthieu ( Mt 13:53-55), on trouve que les gens, en voyant Jésus prêcher, disent « n’est-il pas le fils du charpentier ? ». La correction du texte de Marc est très intelligente, et presque insensible : au lieu de « n’est-il pas le charpentier », « n’est-il pas le fils du charpentier ». L’intention de la retouche est de donner à Jésus un père, celui-là justement qui était nié par l’évangile de Marc. Matthieu peut alors parler de la mère de Jésus : « Sa mère ne se nomme-t-elle pas Marie ? » Mais celle-ci, quoique mise au premier plan, reste toutefois secondaire puisqu’elle n’est pas la mère qui donne le nom au fils, mais la mère du fils du charpentier, donc l’épouse de celui-ci.
Cette révision textuelle a permis à Luc, dans le passage parallèle ( Lc 4:22), d’être plus explicite. Selon lui les gens disaient « n’est-il pas le fils de Joseph ? ». On voit bien que le mot « charpentier » le gêne, pour deux raisons. D’une part il empêche de connaître le père de Jésus par son nom, or selon la tradition déjà établie ce père est Joseph, dont Luc donne la généalogie ; d’autre part, il met le descendant de David dans une condition trop humble pour lui permettre d’être le père de l’héritier du royaume. Ainsi la substitution du nom du père à sa profession permet à Luc de ne pas contaminer l’origine royale de Jésus !
Si nous passons au quatrième évangile, nous constatons que l’Église n’a plus besoin d’employer la censure. En effet, elle ne craignait plus les accusations des juifs puisqu’elle avait rompu avec eux jusqu’à interrompre toute controverse : les anciennes disputes avec le judaïsme étaient devenues matière de catéchèse. Les chrétiens éteint si convaincus que Jésus était né de Marie, épouse de Joseph, qu’ils pouvaient bien s’approcher du texte de Marc sans s’apercevoir du « lapsus » de l’évangéliste. L’affirmation de Luc selon laquelle les gens croyaient que Jésus était le fils de Joseph devint un acquis culturel, de caractère historique. Dans le passage qui, à certains égards, peut être considéré comme parallèle à celui de Marc, le quatrième évangile fait dire aux gens de Galilée « N’est-ce pas là Jésus, le fils de Joseph, dont nous connûmes le père et la mère » (Jn 6:42).
Il n’y a plus de doute, les gens savaient bien que Jésus était fils de Joseph, puisqu’ils connurent même le père et la mère de celui-ci.
Ainsi un acquis culturel prit-il le caractère d’un événement historique. Et cependant l’histoire ne s’est pas laissée prendre au piège de la théologie. Forçant la résistance de la censure, elle a traversé les Écritures pour nous dire sans aucune honte que Jésus était un bâtard (1).
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(1) Guignebert est un des rares historiens qui ait cherché à expliquer les modifications successives de la péricope. Il pense que Marc a eu accès à une source en araméen portant l’expression « fils de charpentier ». En traduisanr « charpentier », Marc aurait bien fait, car l’expression « fils de charpentier » est du genre de celle de « fils de l’homme », pour « homme ». Au contraire Matthieu aurait traduit d’une façon matérielle par « fils du charpentier » car n’ayant pas compris la forme grammaticale, et Luc non plus ! (C. Guignebert, Jésus, La renaissance du livre, Paris 1933, p.114).
Même en présupposant l’expression araméenne, le problème concernant la filiation naturelle de Jésus demeure. Quant à Matthieu, il apparaîtrait pour le moins étrange qu’il n’ai pas su traduire l’expression araméenne ! De toute façon, en traduisant « fils du charpentier », il prend aussi le soin de changer aussi l’autre affirmation de Marc « le fils de Marie ». Ainsi Guignebert ne s’aperçoit pas du caractère progressif de la modification du texte, qui vise à mettre en évidence que Jésus a un père et que ce père s’appelle Joseph. Il y a bien une intention, qui ne peut pas être expliquée par l’ignorance des écrivains. 
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