Sommaire
La foi au Christ ressuscité
Le Christ est ressuscité
Les apparitions d’anges aux femmes
Les apparitions «privées» de Jésus
Les apparitions de Jésus aux Onze
- Le Christ ressuscité
- Selon Marc
- Selon Matthieu
- Selon Luc
. Les paroles de Jésus
. Analyse du discours
- Selon les Actes
- Selon Jean
La structure des textes évangéliques
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Selon l’évangile de Luc :
la première partie du discours de Jésus
On peut comprendre maintenant pourquoi Luc tient à ce que Jésus n’apparaisse pas en Galilée, comme Marc et Matthieu le disent, mais à Jérusalem. Cela correspond sans aucun doute à l’optique générale de son évangile, qui est inspiré par la vision d’Isaïe, elle-même centrée sur la présence et la manifestation de Dieu à Sion. Mais la raison essentielle est la tradition propre à l’Église de Jérusalem, qui veur revendiquer pour elle-même l’origine apostolique que Marc et Matthieu veulent, eux, affirmer galiléennes. Pour Luc, le lieu de la rencontre de l’évangile et des Nations n’est pas la « Galilée des Nations », mais Jérusalem, la cité de David et celle de Dieu.
En regard, donc, d’une Église « piétiste » comme celle de Marc, et d’une Église « moraliste » comme celle de Matthieu, nous trouvons l’Église de Luc qui, si nous n’abusons pas du mot, peut être appelée « pentecôtiste ».
Si nous nous limitions à cette seconde partie du récit de Luc, l’apparition de Jésus ne différerait pas essentiellement de celles que relatent Marc et Matthieu puisque, comme elles et bien que dans une optique différente, elle est un transfert sur la personne de Jésus de la « vision » du Christ ressuscité à travers des signes ecclésiaux.
Mais ce qui rend le texte de Luc différent et plus difficile, c’est la première partie, dans laquelle l’évangéliste cherche à démontrer la réalité corporelle du Ressuscité par des paroles qu’il prononce lui-même : « Aussitôt, Jésus apparut au milieu d’eux ; saisis de stupeur et d’effroi, ils s’imaginaient voir un esprit. Mais il leur dit : « Pourquoi tout ce trouble et pourquoi des doutes s’élèvent-ils en vos cœurs ? Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai ! » Ce disant, il leur montra ses mains et ses pieds. Et comme, dans leur joie, ils se refusaient à croire et demeuraient ébahis, il leur dit : « Avez-vous quelque-chose à manger ? » Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et le mangea sous leurs yeux » (Lc 24:37-43).
La première question qui se pose, à la lecture de ce texte, est pourquoi les disciples sont-ils saisis de « stupeur et d’effroi » ? Pourquoi sont-ils troublés, et pourquoi doutent-ils de la réalité de Jésus, alors que tous croient déjà à la résurrection, les uns sur la foi du témoignage de Pierre auquel « Jésus est apparu », les autres parce qu’ils ont « vu » le Seigneur sur le chemin d’Emmaüs ? Au lieu de les troubler, cette présence de Jésus « au milieu d’eux » devrait leur paraître tout à fait logique, et Jésus ne devrait pas avoir besoin de perdre son temps à leur faire toucher ses mains et ses pieds.
En fait il s’agit, ici encore, d’une transposition : Luc reprend, dans le doute actuel des apôtres, les doutes passés qui les avaient saisis devant le tombeau vide, et les doutes futurs de ceux qui auront entendu et cru la prédication des apôtres. Ces mêmes apôtres, qui avaient douté, représentent sur la scène de ce récit tout chrétien qui doute à son tour de la réalité de la résurrection.
L’affirmation selon laquelle les apôtres « s’imaginaient voir un esprit » nous fait peut-être mieux comprendre la raison de cette transposition. En effet, Luc dit qu’ils croient voir un « esprit » (pneuma), et non un « fantôme », terme que Matthieu prête aux disciples lorsqu’ils voient Jésus marcher sur les eaux (Mt 14:26). Ce mot « esprit » nous révèle peut-être le doute qui s’emparait des chrétiens après l’écoute de la prédication apostolique, fondée sur le témoignage de l’esprit du Seigneur. En effet les chrétiens, et surtout les Grecs, habitués à distinguer l’âme du corps, pouvaient bien comprendre que l’âme du Seigneur était au ciel, mais ils l’admettaient moins de son corps, et par conséquent doutaient de sa totale résurrection. Pour eux, les apparitions devaient trouver leur explication dans une communication « noétique » de Jésus, par son âme immortelle.
En transposant ce doute des chrétiens dans l’attitude des apôtres de son récit, Luc veut sauver la résurrection au sens juif du mot – à savoir « reprise du corps » – car, selon l’anthropologie juive, âme et corps sont une seule et même chose. Quand nous disons « sauver », nous ne sous-entendons nullement que l’évangéliste ne soit pas lui-même convaincu ; au contraire sa foi, qui est celle des apôtres, présuppose – justement en raison de l’anthropologie biblique – que Jésus a « repris son corps ».
Le récit que Luc rapporte dans ce passage n’est pas tout à fait de son cru : il utilise probablement comme source la piété populaire qui a exprimé, sous forme de contes, la réalité du Ressuscité telle qu’elle était appréhendée par la foi. Luc avait déjà agi ainsi pour raconter la naissance de Jésus (1), car ces contes populaires avaient justement pour but de combler les vides laissés par la prédication apostolique et de répondre aux interrogations qu’elle posait à l’imagination. Luc les accueille, en croyant peut-être à leur historicité, mais son but n’en reste pas moins théologique : il veut exprimer la nature du Ressuscité selon le témoignage des apôtres et la conception anthropologique de la Bible.
Dans son récit, il y a un crescendo : Jésus invite d’abord les disciples à voir ses mains et ses pieds, puis à les toucher pour constater qu’il est bien fait de chair et d’os et donc qu’il n’est pas un esprit, mais bien un homme ; enfin, il leur demande à manger, et il mange.
Ce qui étonne, c’est que les disciples se refusent encore à croire après que le Seigneur, accompagnant ses paroles de gestes, leur aie montré ses mains et ses pieds ! Si on admettait que la scène est réelle, on aurait toutes les raisons de ne pas croire, d’abord parce qu’un « esprit » peut bien faire voir ses mains et ses pieds, ensuite parce que les disciples, stupéfaits et atterrés, en proie au trouble intérieur, au doute, à l’éblouissement et à la joie, sont incapables d’avoir un critère de discernement : ils sont dans les transes propres au phénomène de vision, et comme dans une situation de rêve. Si, au contraire, on considère ce récit comme un transfert, le crescendo des preuves, comme la persistance du doute des apôtres, s’expliquent par l’intention même dans laquelle ce transfert est fait : amener, par la logique d’un récit réfutant tout doute, à la conviction que le Christ est corporellement ressuscité, comme l’affirme le témoignage apostolique.
Cette conviction est présumée atteinte car il est dit que Jésus « mange ». Avec les disciples d’Emmaüs, il n’avait pas mangé, l’hypothèse qu’il était un « esprit » restait donc possible. Chez Marc non plus, tout en apparaissant « pendant que (les apôtres) étaient à table », Jésus ne mange pas. Ici, la réalité du Ressuscité devient physiquement lourde, comme l’était celle du Crucifié. On peut se demander d’où la piété populaire a pu tirer pareille imagination, de quels motifs à elle offerts par la prédication des apôtres ?
Le discours de Pierre à Corneille peut nous éclairer quelque peu sur ce point. En effet, Pierre y affirme : « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester, non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui, après la résurrection d’entre les morts » (Ac 10:40). Nous pensons que ce texte doit être lu en rattachant la dernière proposition « après la résurrection d’entre les morts » non pas à « nous qui avons mangé et bu avec lui » mais à « lui a donné de se manifester ». Cela donnerait : « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester, après la résurrection d’entre les morts, non a tout le peuple mais aux témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui ». Toute la phrase devient alors logique, et la précision « nous qui avons mangé et bu avec lui » marque la condition propre aux témoins, celle d’avoir vécu avec le Seigneur.
Il semble possible que cette expression, ou d’autres semblables qu’on peut imaginer et que le texte laisse supposer, ont pu induire les auditeurs en erreur, leur faisant croire que les apôtres avaient mangé avec le Seigneur « après la résurrection » de celui-ci. Et de cette croyance populaire sont nés les récits, comme celui de Luc et ceux de Jean, qui concernent un repas pris avec le Ressuscité. Et cela d’autant plus facilement que le fait que Jésus apparaisse pendant le repas, d’une part, et d’autre part qu’il soit visible dans les signes du repas eucharistique, peut avoir appuyé cette croyance.
Le récit de Luc objet de la présente étude semble donc ne pas être dominé par l’optique propre au troisième évangile, mais plutôt par le témoignage de Pierre. Il y a cependant une expression qui semble être propre à cet évangile, tel qu’il est exprimé par le sermon du Christ à la synagogue de Nazareth et son sermon aux foules, c’est celle par laquelle Luc introduit le Seigneur au milieu des Onze : « Paix à vous ».
Luc peut insérer toute la vision « pentecôtiste » du Ressuscité dans cet événement d’une paix qui saisit les disciples après leur redécouverte des Écritures. Cette paix, qui surgit en eux au moment où ils sont éclairés par la lumière de la Parole de Dieu, représente l’événement historique qui peut lier l’Église au Ressuscité. La louange qu’il avait mise dans la bouche des anges, lors de la naissance de Jésus, « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’il aime » (Lc 2:14) se réalise ici, au milieu de ces disciples réunis dans la paix de leur propre foi. Au moment où, au cœur des disciples dispersés, effrayés, angoissés par le doute, la paix s’affirme comme motif de vie et de résurrection, à ce moment s’affirme aussi la gloire du Ressuscité. C’est un fait propre à la cosmogonie du siècle que de vouloir situer la paix dans une dimension terrestre, et affirmer la gloire comme une manifestation dans le ciel.
Mais terre et ciel ne sont que la double dimension de la foi, l’une propre au témoignage par la parole humaine, l’autre à la vision intérieure de ce témoignage, au kérugme de la prédication.
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(1) Voir l’étude de la naissance de Jésus d’après Luc. 
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