près la mort de mon
père, mon frère
Efisio, en tant qu’aîné mâle de la famille, devait assumer la fonction de père. Mais c’est trop dire, car
il était fiancé à une femme qui n’était pas du tout acceptée par ma famille, et tout d’abord par mon père. J’avais su que mon
père, quelques jours avant sa mort,
l’avait giflé pour être resté lié à cette femme qui n’était pas à son gré. Je crois qu’Efisio en souffrait beaucoup, perdant ainsi son équilibre, son humour, sa sérénité, ce qui troublait la bonne entente commune. Je fais seulement allusion à une de mes réactions d’enfant à son égard, parce qu’elle a abouti à une compréhension réciproque durable entre nous deux.
Efisio travaillait alors dans le chemin de fer secondaire, comme chauffeur. Le travail était fatigant et lourd, aussi pénible que salissant. Il s’agissait de nourrir de charbon la chaudière du train, afin qu’il roule. Par la suite
il devint certes « conducteur », mais alors il s’agissait de la conduite du train. Quand Efisio rentrait à la maison,
il était tout noir, comme une brique de charbon. Se laver était un problème, et une tâche très complexe car il n’y avait pas de salle de bain dans la maison. Efisio ne pouvait se laver que dans la «
vasca », le gros bassin rond entre la porte d’entrée du jardin et la cuisine, sous le grand amandier. Il fallait entourer le bassin de rideaux, chauffer beaucoup d’eau, dans des marmites de «
pastasciutta », et la transporter ! Travail qui incombait naturellement à ma
mère et à
Umbertine, ma sœur, le pivot de la famille.
Cette fois-ci j’ai regardé attentivement toute la préparation, et comment
Efisio, noir de charbon, allait se laver. Curiosité d’enfant ? Beaucoup plus complexe : je dirais aujourd’hui, plutôt envie de taquiner, de provoquer.
Umbertine le sentait, car
elle s’était approchée de moi pour me dire : « Ennio, vas-t-en, car tu pourrais déranger Efisio et le mettre en colère. Dans cet état, Efisio se comportera comme un fou, il ne permettra pas que tu le provoques ». Je me suis retiré, mais avec le propos, précisément, de le provoquer. Je me disais : je le provoquerai jusqu’à ce qu’il montre qu’il est fou, s’il l’est, ou qu’il ne joue plus au fou, s’il ne l’est pas !
Aussitôt
qu’Efisio rentre dans le bassin et que ma
mère et ma
sœur
lui apportent de l’eau chaude, je l’appelle à haute voix : « Efisio ! Efisio ! » Brusquement, il débouche des plis des rideaux en criant : « Qu’est-ce que tu veux ? » Et moi : « Appu incontrau très arrialis ! » Mon frère, ne pouvant pas ne pas comprendre que je le provoquais, répond, en marquant la fin du jeu : «
Mettili in culo ! », et
il disparaît aussitôt dans les rideaux. Et moi, de nouveau, en chantonnant, « Appu incontrau très arrialis… Appu incontrau… ». Subitement, un gros morceau de savon jaillit comme un éclair des rideaux dans ma direction. Je me déplace vivement et je l’évite, chantonnant encore plus fort cette fois : « Appu incontrau tres arrialis… appu incontrau tres arrialis ! » Tout couvert de savon, Efisio sort et je cours pour
lui échapper, mais il parvient à me saisir et, me serrant le cou, il crie : « Ou tu te tais, ou je t’étrangle. » Je pense qu’il est au comble de sa colère, mais qu’il n’est pas fou. Et je reprends ma chanson au fond de la gorge : « appu incontrau très arrialis ». Furieux, il me prend et monte dans la salle à manger, ouvre la fenêtre qui donne sur le jardin potager, quatre mètres au-dessous, et il me tient suspendu, au-dessus d’une vasque où coulait de l’eau. « Ou tu te tais, ou je te jette dans la vasque et je t’écrase ! » J’entendais l’eau couler et son bruit me paraissait pouvoir accompagner ma chansonnette, et j’ai repris en cadençant ma voix : « Appu incontrau très arrialis… Appu incontrau très arrialis ». Me soulevant et me portant toujours pendu à ses mains, Efisio rentre et me jette comme un chiffon dans un coin de la salle, me disant : «
Hai vinto ! » Et
il retourne dans le bassin, pour se laver en paix cette fois ! Courbatu dans tous mes muscles, je me suis dit « Je l’ai échappé, belle ! Il n’est pas fou, mais, je l’ai peut-être mené au seuil de la folie, en comprenant à ce moment qu’il ne l’était pas ! » L’ombre d’un doute pesait cependant sur moi, car je me demandais « mais qui est le fou, lui ou moi ? »
Par la suite,
Efisio a été toujours gentil avec moi et, en nous rencontrant, nous avons toujours évité de rappeler ce fait qui, pourtant, était entré dans l’histoire de la famille. Plus tard ces vers moqueurs sont sortis par inadvertance de ma bouche en sa présence, un an avant sa mort. Étant venu à
Cagliari de
Rome pour mes vacances, je
lui ai rendu visite. Sa femme était morte depuis un ou deux ans. J’avais été étonné de constater qu’il avait gardé la maison comme elle l’avait laissée. Il fut d’une gentillesse exquise, et me manifesta sa solidarité pour la lutte que j’avais menée à Rome pour sauver les
Juifs de la persécution du Nazisme. Enfin,
il m’avait offert un repas, comme lui seul savait les préparer.
Mais, je ne sais pas pourquoi, l’ancien refrain résonna sur mes lèvres : «
Appu incontrau tres arrialis ».
Efisio fond en larmes ! «
Efisio, pourquoi pleures-tu ? C’est moi qui t’avais provoqué ! » «
C’est vrai, tu as agi avec une insolence indicible, mais tu m’as empêché de sombrer dans la dépression à un des moments les plus tourmentés de mon existence. Tu m’as sauvé de la folie au moment où tu me poussais à te jeter par la fenêtre. » Et
il a ajouté, en riant cette fois : « tu ne pouvais accomplir cette œuvre d’ange qu’en jouant au diable ! »
J’ai ri alors à mon tour, en affirmant : «
C’est avec raison que maman dit que je suis " un tizzone d’inferno " ! » (un tison
d’enfer).