ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Ennio FlorisProméthée et Jésus : |
Première partie : Dieu, le Sauveur et la mort |
Sommaire Introduction Dieu, le Sauveur et la mort - La colère de Dieu et le péché - Dieu et le Sauveur . Zeus devient sage . Le Dieu qui vient - Le Sauveur contre Dieu - Le feu - Procès et condamnation - Océan et Pierre - Océanides et filles de Jérusalem - Io et Marie - La mort - La rédemption - L’eschatologie Le mythe d’Io et l’évangile de Marie Conclusion théologique . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . |
Le Dieu qui vientLa Bible, elle aussi, nous pose un problème métaphysique lorsqu’elle nous parle de l’apparition de Dieu à Moïse dans le buisson ardent. Le prophète se rend compte de la présence de Dieu et entend sa voix, mais il ne le voit pas. Et comme il ne connaît pas son nom, cette manifestation ne le satisfait pas. Cette exigence dénonce en Moïse un esprit polythéiste. Il veut connaître la personne de Dieu pour pouvoir, en son nom, se présenter avec autorité et puissance devant les dieux de Pharaon. Il pourrait bien dire à Pharaon et à son peuple : « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères m’envoie vers vous », mais cela piquerait au vif le sentiment religieux du peuple, car on n’a jamais entendu le nom de Dieu et personne ne l’a jamais vu. Le problème est donc de savoir qui est, précisément, ce Dieu des pères, afin qu’on lui permette de devenir le Dieu du peuple. Et si par hasard dans ce Dieu des pères se cachait un dieu étranger, ennemi du sang et de la race ? La révélation du nom de Dieu lui semble donc nécessaire. Dieu cependant refuse de manifester son nom, car il n’en a pas, il déclare à Moïse « Je suis celui que je suis » (Ex 3:14). En disant « Je » (anoki), Dieu se situe dans la dimension du sujet. Le dualisme du mythe, entre une raison objective du divin et une personnification subjective, est dépassé. Dans le mythe la personnalité de Dieu, étant individuelle, se réalise par un processus de suprématie d’un Dieu sur les autres. Dans la Bible Dieu est, dès le commencement, personne universelle, en ce sens qu’il est le « Je » assumant en lui-même toute la personnalité divine. Yahvé est, dès le commencement, ce que Zeus sera seulement à la fin de sa carrière. Mais, en se présentant par ce « Je » absolu, Dieu cache sa nature. L’expression « Je suis celui que je suis » signifie que Dieu se révèle en ce qu’il est là, en ce qu’il sera auprès du peuple, sans se manifester par rapport à ce qu’il est en lui-même. Sa révélation touche à son existence, à sa présence parmi les hommes, et non à l’essence de sa divinité qui reste, elle, le mystère caché, inaccessible à l’homme. Il ne faut pas se laisser tromper par les expressions bibliques qui semblent affirmer que Dieu a été vu. Les prophètes ont vu l’éclair, ont entendu le tonnerre, ont senti la brûlure du feu, phénomènes naturels qui ne sont que le signe de son intervention, mais ils n’ont jamais vu son visage. Même lorsque Moïse proclame avoir vu Dieu « face à face » (Ex 33:11), il n’a vu que ses vêtements. L’expression « face à face » exprime la certitude qu’a le prophète de la présence de Dieu, la conscience que Dieu est auprès de lui, comme un homme auquel on parle, mais Dieu reste toujours caché. Dieu parle, Dieu voit, mais toujours dans le « secret ». Cette considération rend impossible toute ontologie de la nature de Dieu. Les Pères de l’Église et les docteurs du Moyen-Âge, influencés par la philosophie platonicienne et aristotélicienne, ont voulu interpréter l’expression biblique selon la « catégorie de l’essence ». Dieu est celui qui est au sens qu’il est l’ « ens per essentiam », à savoir l’être dont l’existence est son essence elle-même. Cette métaphysique fait revivre en termes philosophiques le dualisme du mythe entre une raison objective de la déité et un acte qui est sujet et personne. Le Dieu de la Bible, Yahvé, se refuse à être enfermé dans la catégorie de l’essence. Il cache le visage de son être propre et ne se révèle qu’en ce qu’il est pour nous. Sa présence est donc relative à l’homme, immanente dans le temps. Il est là, auprès des hommes, non pas pour s’exprimer mais pour répondre à leurs besoins, les guider, les soutenir. Ses actes et ses paroles revêtent donc une valeur temporelle et non pas éternelle. Lorsque Dieu parle, sa parole n’est pas liée à son essence. Elle l’est, par contre, à sa présence, qui répond à un besoin particulier de l’homme, dans une situation historique déterminée. La parole de Dieu a une signification d’existence, en ce qu’elle nous révèle le comportement de Dieu à notre égard. Or ce comportement se situe dans le temps, de même que nous sommes, nous aussi, dans le temps. Étant corrélative à notre existence, la parole nous révèle Dieu en tant qu’il est pour nous, et non par rapport à son essence. L’erreur de toute théologie « ontologique » est de considérer la parole de Dieu comme un langage scientifique, exprimant un contenu objectif et éternel de la pensée de Dieu. De toute parole de Dieu, on cherche à dégager une notion éternelle, une signification par rapport à une idée divine, qui corresponde à l’essence divine elle-même. Cette parole possède alors un sens conceptuel (et non existentiel) valable pour tous. La parole de Dieu, au contraire, est valable par rapport à celui auquel Dieu s’adresse et relativement à la situation de son existence. Elle ne peut l’être pour les autres que dans la mesure où Dieu l’actualise par une nouvelle présence. Elle se charge alors d’une nouvelle signification, car elle s’incarne dans une nouvelle attitude de Dieu à notre égard. Tout ce que la Bible dit de lui exprime donc le comportement de Dieu envers son peuple. Il ne faut jamais considérer une manifestation du passé comme règle du comportement futur de Dieu, car Dieu est toujours libre d’agir différemment. En décrétant le déluge, Dieu n’a pas été lié par lui ; en donnant la loi par Moïse, il ne s’est pas lié à la loi comme si elle exprimait à jamais sa volonté à l’égard de tous les hommes. Il reste libre, car il se situe toujours, vis-à-vis de l’homme, dans une situation nouvelle. Si l’on peut donner une définition métaphysique de Dieu, c’est qu’il est le « Je » qui ne devient jamais individuel, car il ne peut jamais s’objectiver dans sa manifestation. Le sujet devient individu lorsqu’il est exprimé par son comportement, qui devient son masque. Ce qu’il dit et fait est considéré comme attribut de son être propre qui l’individualise, lui donne une physionomie, le fixe dans un caractère. Yahvé, par contre, est le « Je », l’ « Anoki », le « ego » pur, le Dieu indéfinissable. La métaphysique de la Bible s’oppose donc à celle du mythe. Là, la divinité se personnalise dans un individu qui a un caractère, des inclinations et des passions, une croissance et un perfectionnement ; ici, le « Je » garde toujours un sens universel, car tout ce qu’on dit de lui relève de ce qu’il apparaît à notre connaissance. Toute comparaison de la Bible avec le mythe serait impossible, si nous devions rester seulement dans la dimension métaphysique de Dieu, mais il est possible de considérer le problème dans une autre dimension, celle de l’histoire. Car la Bible, tout en étant un livre de révélation, est aussi le livre de l’histoire de Dieu. C’est précisément la lecture de cette histoire qui nous révèle que le peuple juif n’avait pas compris Dieu en ce qu’il est « sujet » de révélation. Moïse lui-même, auquel Dieu refuse de donner son nom en déclarant « Je suis celui que je suis » transforme cette expression comme étant son nom : Yahvé. Dieu, ayant un nom, devient une personne divine qui révèle son visage par ses manifestations. L’anthropomorphisme biblique n’est pas seulement un effet de poésie, mais le fruit d’une mentalité polythéiste, exigence d’un dieu personnel. Toute la Bible est marquée par cette double dimension de Dieu : le Dieu sujet de révélation est présent dans tout événement, cependant que nous pouvons signaler la naissance et la vie de Dieu en tant qu’objet d’histoire. De ce Dieu-là, nous connaissons le caractère et les inclinations, la puissance et aussi les limites. C’est par rapport à Yahvé objet d’histoire que la Bible se rapproche du mythe, car elle décrit la personnalité de Yahvé, ses passions et ses vertus, ses interventions et sa solitude, comme fait le mythe à propos de Zeus. On peut dire, en d’autres termes, que par rapport à l’histoire Yahvé est le Zeus du peuple juif, de même que Zeus est le Yahvé du peuple grec, tant les deux personnalités se ressemblent. Lorsque Yahvé apparaît à Moïse, il se présente comme le Dieu de ses pères. Moïse n’a aucun autre signe que le buisson ardent pour le reconnaître, il est vraiment le Dieu de la race, le Dieu des tribus nomades, le Dieu qui, par son feu, éclairait les nuits profondes, éloignait des troupeaux les bêtes sauvages, donnait aux bergers fatigués la chaleur et la force après leur journée de marche. Ce Dieu qui parle du buisson ardent ne peut être que celui qui avait appelé Abraham à sacrifier son fils sur le bois. Il est cependant devenu étranger aux tribus d’Israël puisque Moïse ne connaît pas son nom, que la race de Jacob a oublié. Il n’a d’ailleurs pas suivi le peuple en Égypte, il semble qu’il ait préféré rester dans le désert, le lieu de son origine, pour devenir un Dieu fort, et se préparer à entreprendre contre les autres dieux la conquête de la terre et du ciel. Le désert lui donne la possibilité de s’emparer des puissances de la nature, telles que la foudre, le tonnerre et le vent : lorsqu’il s’approche de la terre, le buisson et les montagnes elles-mêmes brûlent, il engendre le tonnerre, son mouvement est un vent impétueux et irrésistible. Il est le Dieu de la solitude, qui vit caché, qui a choisi pour demeure les hautes montagnes du désert. Son apparition à Moïse manifeste sa volonté de sortir de son isolement pour s’emparer du pouvoir divin du monde. Il en saisit l’occasion au moment où ses anciennes tribus, civilisées par le contact avec les Égyptiens et éprouvées par la souffrance, prennent conscience d’être un peuple, d’avoir elles aussi un destin. Le plan du Dieu est de devenir le Dieu de ce peuple en formation, et de retrouver par lui sa gloire et sa toute-puissance. La force qui le fera triompher des autres dieux sera surtout le feu. En effet, après avoir soufflé sur la mer Rouge pour l’assécher, il marchera devant le peuple caché sous une nuée de feu, en même temps lumière et protection, signe de sa puissance et de sa splendeur. La relation de Yahvé avec son peuple est signée par un contrat. Cette alliance lie le peuple à son Dieu et celui-ci à son peuple, en vue d’un avantage réciproque. Le peuple aura finalement son Dieu, le chef de ses armées, le juge de ses litiges, l’oracle de son avenir. Dieu, de son côté, utilisera son peuple pour son propre avancement dans le monde. Grâce à la victoire de son peuple, il aura un territoire à lui, comme les autres dieux, et dans ce territoire un Temple, demeure habituelle de sa présence. Au fur et à mesure qu’il s’emparera du territoire des autres dieux, il s’emparera aussi de leur pouvoir. Il devient Dieu de la semence et de la récolte, Dieu de la justice et du jugement et, finalement, Dieu créateur du ciel et de la terre, arbitre de tous les peuples, le seul digne d’être adoré comme Dieu. La carrière du Yahvé de l’histoire ressemble de façon frappante à celle de Zeus. De Zeus, Yahvé a aussi le caractère. Ayant la force de la foudre, il est impitoyable envers les autres dieux et terrible aussi pour les ennemis de son peuple. Il aime seulement ceux qui le reconnaissent pour leur Dieu et qui l’adorent, cependant qu’il hait tous les autres hommes et les persécute. Pour que son peuple conquière son territoire il n’épargne personne, il n’a de compassion ni pour les femmes ni pour les enfants, il passe avec son feu afin que, par l’extermination, tout soit purifié, devienne saint. Jaloux, cruel, vindicatif, il use d’une justice qui rend coup pour coup. S’il est généreux envers son peuple, auquel il promet une terre où coulent le lait et le miel, il est aussi extrêmement fidèle et juste par rapport aux limites de l’alliance. Quand le peuple est défaillant, il punit par la mort. Sa justice est par ailleurs réservée à son peuple car, s’il défend de tuer, il pousse son peuple à tuer les ennemis ; tout en lui interdisant l’adultère, il l’engage à enlever les femmes des prisonniers de guerre ; il interdit le vol, cependant il oblige à voler les ennemis, à les dépouiller, à mettre leurs biens à sac. Sa sainteté et sa sagesse se développent au fur et à mesure qu’il s’empare du pouvoir et qu’il acquiert la conscience de l’universalité de son domaine. L’apparition du Sauveur pose deux problèmes différents, selon que nous considérons Dieu en tant que sujet de révélation ou en tant qu’objet d’histoire. Par rapport à la révélation de Dieu, le Sauveur représente une nouvelle présence du « Je » de Dieu en Christ. Vis-à-vis de la nouvelle situation créée par l’universalité du péché, Dieu intervient par un comportement d’amour qui dépasse l’alliance, en subissant en lui et pour nous la méchanceté du péché. La présence du « Je » de Dieu ressort du fait qu’il est pour nous, à savoir qu’il est là pour nous sauver. De même qu’il a sauvé le peuple de l’esclavage d’Égypte, de même qu’il l’a sauvé par la loi, de même lorsque l’alliance et la loi deviennent insuffisantes par rapport au péché, il est encore là pour nous sauver en Christ. Les manifestations divines du passé disparaissent, mais le « Je » de Dieu reste et se révèle dans une nouvelle situation d’amour. Aucun drame, aucune lutte, pas de contradiction, mais Dieu est là, toujours nouveau, toujours pour nous. L’imprévu et l’inattendu de cette apparition ne doivent pas nous étonner, car Dieu est toujours l’imprévu et l’inattendu. Imprévu comme justice au temps de Noé, imprévu comme miséricorde dans l’arche ; imprévu dans la souffrance du peuple juif en Égypte, imprévu dans sa délivrance ; imprévu dans la formation du peuple en nation, imprévu dans sa destruction. Dieu est l’imprévisible, l’inattendu, l’impensable, parce qu’il est l’actualité. S’il était conforme au passé, il périrait avec le passé. Il est par contre « Celui qui vient » (Ex 3:14). Il ne dit pas « Celui qui est venu », mais « Celui qui vient », parce que sa présence n’est jamais achevée, jamais préméditée, mais actuelle, dans un présent qui se renouvelle au fur et à mesure que le temps passe ; c’est une présence qui est toujours eschatologique. Le problème est par contre différent si on le considère sur le plan de l’histoire. Là nous trouvons un Dieu qui a une personnalité propre et qui, de par son caractère, ses aptitudes et le pacte par lequel il s’est lié à son peuple, ne peut pas jouer le rôle du Sauveur. Nous l’avons déjà dit : le péché étant universel et Dieu restant fidèle à l’alliance, il n’y a aucun espoir de salut. Dieu, par la logique de sa personnalité, doit condamner les hommes. Sur le plan de l’histoire, l’apparition du Christ suscite alors le même drame que l’apparition de Prométhée sur la scène de l’Olympe. La venue du Christ dans le monde représente une révolution prophétique contre le judaïsme, une intervention du « Je » de Dieu, du Dieu de la révélation contre le Yahvé de la tradition. Sur ce plan historique, le Christ semble jouer un rôle semblable à celui de Prométhée : de même qu’en celui-ci le Destin apparaît pour combattre Zeus afin de l’amener à la sagesse et à la perfection de sa divinité, de même Dieu se révèle en Christ qu’il oppose au Yahvé de la tradition afin de lui donner un nouveau visage. Si, sur le plan du divin, c’est Dieu qui meurt à lui-même, sur le plan de l’histoire c’est Dieu qui juge son « moi » historique. En Christ, comme en Prométhée, Dieu est jugé par Dieu. |
![]() ![]() ![]() ![]() t910220 : 07/10/2018 |