ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Prométhée et Jésus :
d’Eschyle aux évangiles


(esquisse d’une théologie du mythe)





Première partie : Dieu, le Sauveur et la mort

VI – Océan et Pierre




Sommaire

Introduction

Dieu, le Sauveur et la mort
- La colère de Dieu et le
  péché
- Dieu et le Sauveur
- Le Sauveur contre Dieu
- Le feu
- Procès et condamnation
- Océan et Pierre
  . Océan
  . Pierre
  . Le temps de l’échec
- Océanides et filles de
  Jérusalem
- Io et Marie
- La mort
- La rédemption
- L’eschatologie

Le mythe d’Io et l’évangile de Marie

Conclusion théologique



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

Océan


   Océan entre sur la scène de la crucifixion, assis sur son char traîné par un griffon. Il n’est pas possible de séparer ce dieu de son char, ni de le penser en-dehors de la mer, qui marque profondément son âme. Aussi prompt à l’héroïsme qu’à la défaillance, conscient des besoins des autres en même temps que des siens, Océan est poussé par des sentiments opposés, comme les vagues de la mer par des vents contraires. Divin et humain, fort et faible, grand et mesquin, il est le type du Titan déchu qui survit par la grâce du vainqueur.
   Pour venir jusqu’à Prométhée, il a dû faire un long voyage sans bien se rendre compte du danger qu’il courait en rendant visite à un dieu rebelle, excommunié et maudit. Il s’est souvenu du temps où, aux côtés de Prométhée, il exerçait une action modératrice sur la lutte entre les Titans et Zeus. Son geste est sincère et amical. L’orgueil se mêle cependant à ces sentiments fraternels, car il tient à ce que Prométhée sache tout ce qu’il a fait pour lui, la fatigue de ce long voyage, l’amour qu’il lui porte.

   Prométhée ne semble pas accueillir son cousin et ami avec beaucoup d’enthousiasme. Il le connaît d’ailleurs fort bien. Avec une fine ironie il s’empresse, lui aussi, de souligner le long voyage que l’ami a dû entreprendre pour venir jusqu’à lui et le sacrifice qu’il a dû faire pour quitter ses grottes confortables et son fleuve. On dirait qu’il oublie ses peines pour compatir à celles de son ami.
   Océan ne comprend pas cette subtile ironie, il ne se rend pas compte que, loin de se montrer solidaire de la souffrance de son ami, il n’est préoccupé que de lui-même. Ce comportement démontre qu’il est esclave du préjugé que Prométhée souffre justement, et que c’est par sa faute qu’il est victime de la colère de Zeus.
   En réalité, les deux Titans n’ont pas la même conception de la vie. Après la victoire de Zeus contre les Titans Océan, avec beaucoup de souplesse, s’était attirée la sympathie du Dieu vainqueur en se soumettant sans restriction aucune à sa volonté. S’il a pu se sauver et garder encore dans le congrès des dieux une place honorable, c’est grâce à ce comportement, qui a arrêté la colère de Zeus. Au moment où son ami a été saisi d’amour pour les hommes jusqu’à déclencher une violente guerre contre les dieux, Océan s’est soucié de lui-même, non des autres. Son dessein est de garder au moins une petite place dans le palais du nouveau roi.
   De cette politique, il dégage en plus une doctrine morale par laquelle non seulement il se justifie, mais condamne Prométhée : si celui-ci a été chassé du ciel, c’est que, dans son orgueil, il n’a su ni modérer sa colère ni accepter la volonté de Zeus. Venu en ami, Océan se révèle un juge, et c’est seulement après avoir condamné qu’il offre ses services à et son aide à Prométhée ; il lui propose de se faire auprès de Zeus l’interprète de sa soumission, et lui promet d’apaiser la colère de Dieu. En somme, il veut réconcilier Zeus et Prométhée, sans penser aux hommes. Ce faisant, il ne voit pas qu’il n’a rien compris à la signification de la souffrance de Prométhée, qu’il ne s’agit pas d’une dispute personnelle entre dieux mais d’une révolution qui doit bouleverser l’ordre du divin et de l’humain. Sa mentalité étant celle d’un serviteur de cour, il croit que Prométhée, le sauveur des hommes, peut devenir un courtisan !
   Mais le dieu souffrant n’accepte pas : même s’il présente ses excuses, Zeus les refusera car sa volonté n’est pas un caprice mais une conviction. Océan veut tout de même, et malgré Prométhée, porter sa défense. Il a confiance qu’il fléchira le cœur de Dieu par la vertu de son intercession. Aveugle à la rédemption qui s’opère pour les hommes par la souffrance de Prométhée, il prétend devenir le sauveur du Sauveur. Dans cette offre, le zèle se mêle à la vanité, car il ne peut pas comprendre ce que signifie être sauveur d’un dieu condamné aux peines de l’Adès.

   On reste étonné de voir à quel point Océan est ignorant des lois divines. Il ne sait pas, ou il oublie, qu’une fois le jugement prononcé on ne peut plus y échapper. Pour que le condamné évite le châtiment, il faudrait que quelqu’un le subisse à sa place. Océan pourrait obtenir la grâce de Prométhée s’il offrait en même temps de se substituer à lui. Héraclès, qui n’est pas un Océan, quand il déliera Prométhée de ses chaînes, attachera à ces liens Chiron, fantoche expiatoire.
   Prométhée, éclairé sur toutes les lois divines, ne cache pas à son sauveur qu’il est menacé de subir les peines dont lui-même est victime. Il lui rappelle toute la souffrance que la colère de Zeus a accumulée sur la race des Titans : si Océan ne s’arrêtait pas dans son projet, Prométhée ne serait certainement pas le dernier Titan à tomber sous le courroux du Dieu vainqueur, car Océan lui aussi deviendrait cible de sa foudre, Zeus ne demanderait pas mieux.

   C’est à ce moment que la croix de Prométhée est une révélation pour Océan. Le dieu présomptueux est amené à la connaissance du principe de la sagesse : connais-toi toi-même, et l’orgueil ne suffit plus à lui cacher le fond mesquin de son être, ni à lui donner des illusions sur son héroïsme et son amour.
   Placé devant l’alternative de courir le risque de subir la peine de la croix ou de renoncer à son projet, Océan se retire prudemment. Sa morale le sauve encore une fois de la colère de Zeus. Il se sent inutile au pied de la croix, la fatigue du voyage appesantit ses yeux, la nostalgie de ses grottes lointaines le saisit. Il quitte ce lieu de douleur et de rédemption assis sur son char de dieu détrôné. Il voulait apporter le témoignage de son amitié, mais il s’en va comme un pauvre être, symbole d’une race qui ne connaît pas encore le renouvellement apporté par la délivrance.



c 1960




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t910610 : 26/01/2021