ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Prométhée et Jésus :
d’Eschyle aux évangiles


(esquisse d’une théologie du mythe)





Première partie : Dieu, le Sauveur et la mort

V – Le procès et la condamnation




Sommaire

Introduction

Dieu, le Sauveur et la mort
- La colère de Dieu et le
  péché
- Dieu et le Sauveur
- Le Sauveur contre Dieu
- Le feu
- Procès et condamnation
  . La croix de Prométhée
  . La croix de Jésus
- Océan et Pierre
- Océanides et filles de
  Jérusalem
- Io et Marie
- La mort
- La rédemption
- L’eschatologie

Le mythe d’Io et l’évangile de Marie

Conclusion théologique



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La croix de Prométhée


   Prométhée apporte la vie nouvelle aux hommes et se rebelle contre les dieux, tout en sachant parfaitement qu’il succombera à la colère de Zeus. S’il est si assuré dans le combat, si grand dans la souffrance, c’est parce qu’il les a prévus l’un et l’autre. Il sait qu’il ne peut échapper à sa condamnation, Dieu étant jaloux de son autorité, mais il sait aussi que la lutte lui est imposée par le Destin, cette loi qui pèse sur les dieux comme sur les hommes. Sa souffrance est donc une nécessité (anangkè).

   Eschyle ne nous décrit pas, contrairement à Hésiode, le déroulement du procès devant le conseil des dieux dont Prométhée est l’objet. Cependant lorsque, sur la terre, s’ouvre son procès, Prométhée est déjà condamné car, par le procès, Zeus exécute la sentence qu’il a prononcée contre le dieu révolté.
   Zeus n’apparaît pas au cours des débats, mais il envoie le Pouvoir, qui joue le rôle d’accusateur et de juge, cependant qu’il confie à Héphaïstos, le gardien du feu, le soin de crucifier son frère.
   Le « procureur » agit au nom du pouvoir absolu et au service de la Justice qui exprime à la fois la loi des dieux et la dikè du Destin. Car, de même que, dans sa colère, Zeus punit Prométhée, de même le Destin, pour réaliser son plan de réconciliation entre les hommes et les dieux, le livre à la colère du roi des dieux.
   Le Pouvoir accuse Prométhée d’avoir livré aux hommes ce dont les dieux avaient le privilège. En agissant ainsi, il a commis un vol sacrilège, qui constitue un péché. « Maudit » des dieux, il mérite la mort.

   Héphaïstos se résout difficilement à exécuter l’horrible condamnation. Parce qu’il n’est pas un pouvoir désincarné et abstrait, parce qu’il a un cœur, il ne saurait rester insensible au martyr qu’il fait subir à son frère ; il ne comprend pas le mystère de ce jugement, car s’il reconnaît que Prométhée a péché contre le droit des dieux, il lui paraît indéniable qu’il l’a fait pour le bonheur des hommes Il doit donc exécuter la sentence sans en saisir le sens, et obéir à Zeus contre son gré.
   Prométhée est là, entre le Pouvoir et Héphaïstos, qui est à la fois son bourreau et son timide défenseur. Il reste muet, objet de malédiction et de compassion, signe de contradiction entre les dieux et les hommes, victime de la colère et de l’amour. Comme son frère il accepte malgré lui, car s’il a rompu la loi des dieux, c’est pour le bonheur des hommes. Comme son frère aussi, il voit sa contradiction et, tout en s’opposant à la colère de Zeus, il se soumet silencieusement à la dikè du Destin.
   Le lieu de son martyr est un endroit inaccessible à l’homme, une zone neutre entre les mortels et les dieux, les rochers du Caucase. Prométhée est lié, traîné le long du rocher, et crucifié, les mains et les pieds cloués, la poitrine transpercée par un rivet d’acier.
   Zeus le punit selon une justice qui rend coup pour coup : il a volé le feu dans l’atelier d’Héphaïstos, c’est donc Héphaïstos qui le mettra en croix ; il s’est emparé du feu de l’art, les produits de ce feu (les chaînes et les clous) l’immobiliseront et le martyriseront.

   La souffrance du dieu dépasse toute imagination. Suspendu entre la terre et l’Olympe, il est exposé aux vents glacés comme au soleil brûlant ; seules les ténèbres de la nuit seront pour lui un soulagement. Sur ces rochers, il montera « une garde douloureuse, debout toujours, sans prendre de sommeil ni ployer les genoux ».
   Plus profonde encore est sa peine morale. Les hommes dont il est le bienfaiteur ne peuvent s’approcher de lui, il ne suscite plus que dédain et pitié, haine et inutiles larmes. Le Pouvoir, au nom des dieux, jette sur le pauvre crucifié un regard méprisant, lui disant : « Quel allègement les humains seront-ils donc capables d’apporter à tes peines ? C’est bien à tort que les dieux t’appellent Prométhée : trouve ailleurs qui te permette de te dégager de ces nœuds savants ! » C’est à la fois du mépris et du défi. Quant aux mortels, incapables de l’aider, ils le contemplent de loin, et comme il signifie une colère qui n’est pas encore éteinte, sa vue les remplit d’effroi et de terreur. Il est devenu le centre de l’univers.
   Ce qui accentue sa souffrance, c’est la contradiction dont il est le signe : juste pour les hommes, il est pécheur pour les dieux ; objet de compassion pour les premiers, il est objet d’opprobre et de malédiction pour les autres ; poussé à faire le bonheur des hommes par le Destin, il devient sa victime ; lui qui est dieu se voit condamné comme un esclave, un humain misérable. Le tragique réside justement dans cette rupture de la divinité, « un dieu souffre par le Dieu ». Le crucifié ne sait pas à qui faire appel, ses cris montent dans le silence infini du ciel et de la terre : « Éther divin, vents à l’aile rapide, sourire innombrable des vagues marines, Terre, mère des êtres, et toi, soleil, œil qui voit tout, je vous invoque ici ; voyez ce qu’un dieu souffre par les dieux ! »

   La voix du dieu souffrant se perd dans le ciel, sur la terre déserte et dans la mer. Mais elle est entendue par les filles de l’Océan qui, émues, se hâtent de voler vers lui. L’Océan aussi s’approche de la croix : il représente la sagesse, l’obéissance à la loi de Zeus. Il cherche à jouer le rôle de médiateur entre Zeus et Prométhée, en priant celui-ci de se soumettre avec humilité aux lois divines. Mais il n’y a pas de possibilité de médiation, car Prométhée sait bien qu’il n’a pas à accepter les lois de séparation entre les dieux et les humains. Toute médiation étant inutile, il renvoie son ami.
   La souffrance a-t-elle apporté une délivrance à Prométhée lui-même ? Sans doute, dans la mesure où elle l’apportera à Zeus. Cependant, ce qui étonne dans le dieu, c’est que son martyre ne le rend pas meilleur. Il souffre par amour, sans avoir la douceur de cet amour et son humilité, sans s’abandonner à ceux qu’il aime. Son esprit distrait par sa révolte contre celui qui le punit il devient, comme lui, démesure à son tour. Il est submergé par la souffrance, mais ne reconnait pas en elle la dimension où la vie se renouvelle et s’approfondit. En réalité, il se refuse à l’accepter comme une situation d’existence, il se refuse à être homme comme Ulysse se refusa à être dieu. Il est dans la douleur comme un oiseau dans l’eau qui tente de retourner à coups d’aile dans sa dimension propre.
   Eschyle, tout en reconnaissant la démesure du pouvoir de Zeus, aime aussi à souligner la démesure du dieu bienfaiteur. Celui-ci devient méchant, parce qu’il croit qu’il ne pourra faire plier Zeus qu’en lui résistant activement, en acceptant la souffrance tout en s’opposant à celui qui l’inflige afin de l’intimider. Eschyle condamne ce comportement parce qu’il envisage une autre possibilité, celle de vaincre Zeus tout en restant dans la mesure : bien que Zeus ne connaisse ni la pitié ni la justice, il aurait été vaincu par une souffrance humble et silencieuse. Mais ce rôle ne pouvait convenir à un personnage olympien. Les hommes, les dieux et le bienfaiteur sont tous des méchants, des personnages hors de la mesure. C’est par la souffrance qu’ils atteindront la sagesse, car tout le monde souffre dans cette tragédie : les hommes parce qu’ils sont abandonnés et condamnés par Zeus, Zeus lui-même parce qu’il est contraint à une lutte épuisante, Prométhée parce qu’il sort de sa dimension. La souffrance cependant remportera la victoire sur la démesure, lorsqu’elle amènera chacun à vivre selon la sagesse de la justice.



c 1960




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t910510 : 24/01/2021