SCIENCES ET LITTÉRATURE
Corpus Christi
et Sidereus Nuncius
À partir de là, le parallèle entre
Corpus Christi et le
Sidereus Nuncius devient étonnamment clair.
Ne serait-ce que dans le contresens qui s’installe presque aussitôt à leur sujet : plus nous sommes «
passionnés, captivés, fascinés » et pour tout dire «
éblouis » – aux deux sens du terme – plus nous appelons «
sobriété, austérité, rigueur, sécheresse, aridité, ascèse » quelque chose qui au contraire flamboie tellement que nous en sommes aveuglés (et précisément parce que cela nous aveugle). Seulement deux commentaires explicitent ce lien : l’un parle d’un «
travail d’une grande rigueur qui prouve... qu’austérité peut rimer avec plaisir » (
Poncet et
Potel,
Libération, 26/3/97), l’autre d’une enquête «
où la rigueur scientifique alimente le merveilleux » (
Léopold Sanchez,
Figaro Magazine, 22/3/97).
Est-ce que, comme le
Sidereus Nuncius,
Corpus Christi s’adresse aux spécialistes ? En tant que vulgarisation du travail savant des exégètes, sans doute non (mais il faudrait vérifier). Mais en tant que recherche sur « l’écriture » (son « archéologie », sa « puissance », ses rapports avec « la parole » et « la mémoire ») assurément oui. Il faut noter qu’en cela
Mordillat et
Prieur – et non pas leurs invités – sont les chercheurs, les découvreurs, les inventeurs. Ce sont eux qui, avec leur précédent documentaire sur
Antonin Arthaud, ont déjà testé un premier prototype (selon eux «
une sorte de modèle de création d’évangile »,
La Croix, 22/3/97) ; et qui vont utiliser les leçons des cinq premières parties de
Corpus Christi pour faire le montage des parties suivantes. Vu sous cet angle, les « lecteurs » intéressés par les travaux de
Mordillat et
Prieur sont au premier chef les autres spécialistes du discours écrit et de son caractère « persuasif » (ce qui ne signifie pas forcément « convaincant »).
«
S’il fallait classer le texte de Galilée parmi les genres actuels du discours scientifique, c’est du rapport exposant des résultats nouveaux qu’il se rapprocherait le plus » argumente
Hallyn. Les films de
Mordillat et
Prieur me paraissent relever plutôt de la « recherche-action » (par leurs interviews, rendraient-ils compte des résultats ?). Ceci n’est qu’une piste de réflexion, mais elle expliquerait pourquoi le documentaire ne se suffit pas à lui-même, pourquoi il faut être attentif aux divers propos des auteurs pour saisir leurs « véritables » intentions.
Par rapport aux « canons » de la publication scientifique il manque, dans
Corpus Christi comme dans le
Sidereus Nuncius, l’énumération des « références » (la bibliographie). Même si chaque partie de la série documentaire est accompagnée d’un livret où l’on trouve des références (celles sur lesquelles se fondent les interventions des vingt-sept « invités-chercheurs » et les commentaires propres aux réalisateurs sur les mêmes thèmes), il manque bien les références des deux « chercheurs-invitants » sur le thème général de « l’écriture ». Grâce à cet allégement par rapport aux normes académiques, dans les deux cas les « lecteurs » visés ne sont pas uniquement les spécialistes du domaine concerné.
Enfin, que ce soient
Mordillat et
Prieur (à propos de l’écriture comme objet de connaissance rationnelle) ou
Galilée (sur l’astronomie), ce que ces chercheurs se proposent, ce n’est effectivement pas seulement de « vulgariser » leurs recherches, mais c’est d’en « diffuser » les résultats auprès de tous ceux qui sont prêts à les entendre. Dans
Corpus Christi comme dans le
Sidereus Nuncius, exceptionnellement, la chose est possible parce qu’il s’agit d’un renversement de perspective (dépassement par toute une culture d’un «
obstacle épistémologique » au sens de
Bachelard). S’il peut être douloureux pour les uns et libératoire pour d’autres, pour tous il implique un certain auto- questionnement.