SCIENCES ET LITTÉRATURE
Les non-éblouis voient très clair
Inversement, ceux qui ne sont pas éblouis sont les plus lucides... et en général les plus agressifs à l’égard du documentaire. Ainsi, ce n’est pas le contenu de
Corpus Christi qui soulève le plus grand nombre d’objections (il est fourni par des spécialistes que seuls les plus « intégristes » osent critiquer), c’est ce renversement de perspective vis à vis de l’écriture.
J’ai montré par exemple comment ont réagi
Thibaud et d’autres à ce qu’ils ont formulé comme une «
incertitude » sur le «
dessein », ou la «
problématique » de
Corpus Christi (
voir et
aussi). En fait, on peut faire l’hypothèse qu’ils sont déstabilisés par les thèses implicites de
Mordillat et
Prieur concernant non seulement l’écriture des évangiles, mais l’écriture de manière générale.
Examinons ici les réactions suscitées par les quelques phrases qui concluent en voix
off la cinquième partie (la dernière déjà diffusée,
Christos) : «
Le prophète galiléen va se muer en Christ universel. Comment un tel retournement de l’histoire a-t-il pu se produire, sinon par l’écriture ? ».
Dans
Le Figaro,
François Hauter cite en entier le dernier paragraphe du livret
Christos (1), puis ironise : «
Voilà au moins une conclusion ouverte » (26/3/97).
Un téléspectateur trouve ces phrases très «
claires », et souhaite faire apparaître les «
convictions » des réalisateurs aux yeux aveugles des commentateurs, sans doute de bonne foi mais «
unanimes » dans l’éblouissement : «
Contrairement à ce que la critique unanime en a dit, ce savant montage d’interviews n’est pas neutre, il laisse clairement apparaître les convictions des réalisateurs [ici se place la citation des deux dernières phrases]
. La thèse soutenue par Mordillat et Prieur est claire : la transformation de Jésus, simple prophète juif, en messie, est une invention littéraire. Autrement dit : Jésus est un messie de papier » (lettre de
William Lambert, publiée d’abord par
Le Monde le 14/4/97, puis par
La Croix le 24).
Pour titrer cette lettre, la rédaction du
Monde choisit : «
Un messie de papier ? », mais celle de
La Croix écrit que son auteur «
regrette la partialité de certaines conclusions », ce qui peut signifier qu’elle aussi la «
regrette »...
... or, le même jour,
La Croix donne aussi la parole à
Edouard Cothenet, professeur émérite de l’Institut catholique de
Paris, pour répondre aux critiques (et fournir en quelque sorte un « mode d’emploi » de
Corpus Christi,
voir). Celui-ci défend la série, mais pas entièrement : il décalque la lettre de
Lambert : «
Quant à la thèse des réalisateurs, elle s’exprime clairement à la fin du cinquième livret [ici se place la citation de tout le dernier paragraphe du livret
Christos]
. Avec cette citation, certains seront confortés dans leur opinion qu’il faut condamner purement et simplement l’émission ».
Jacques Mandelbaum est un des rares à se féliciter des options de
Mordillat et
Prieur sur « l’écriture », qu’il désigne comme «
le postulat explicite que le cas Jésus relève moins du mystère de l’incarnation que de celui du texte » (
Tribune Juive, 20/3/97).
(2)
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(1) « Jésus est mort crucifié par les Romains... Le grand miracle qu'il espérait n'a pas eu lieu... Le royaume d'Israël n'a pas été restauré, au contraire les défaites de 70 et 135 vont définitivement marquer l'écrasement des Juifs. Pendant ce temps, l'espace de ce même siècle, les Évangiles et les premiers chrétiens vont enlever Jésus à la Palestine et au judaïsme, le prophète galiléen va se muer en Christ universel... Comment un tel retournement de l’histoire a-t-il pu se produire, sinon par l'écriture ?»
(2) Il n’y a, me semble-t-il, que deux autres exceptions : Élisabeth Perrin (« Un superbe travail d’archéologie sur l’écriture », TV Magazine - Le Figaro, 22/3/97) et Magali Jauffret (« Un formidable travail sur l’écrit et la mémoire », L’Humanité, 25/3/97).