SCIENCES ET LITTÉRATURE
Révélations scientifiques
et formes rhétoriques
Il apparaît une autre objection à un parallèle entre
Corpus Christi et
l’œuvre de
Galilée : comme nous l’avons noté au début, le succès de
Corpus Christi n’est pas celui de la raison pure, mais tient aussi au rapport que le documentaire établit avec une certaine forme littéraire (dans lequel d’abord il s’insère, mais qu’il contribue aussi à développer et diffuser). Tandis que la cohérence de la pensée de G
alilée (de même que tout rationalisme conséquent) selon G
eymonat nécessite ceci : «
Ce que Galilée se propose, ce n’est pas de vulgariser la science, c’est à dire d’en abaisser le niveau et d’en compromettre la rigueur rationnelle, mais c’est de diffuser la science » (Geymonat,
Galilée, 1992, p. 100).
Mordillat,
Prieur et leurs « invités chercheurs » ne font que de la vulgarisation – et ne peuvent faire mieux que de la très bonne vulgarisation.
Cependant, ici, il me faut admettre que
Geymonat fait erreur (comme
Kœstler d’ailleurs). La première œuvre célèbre de
Galilée, qui fit en 1610 l’effet d’un coup de tonnerre dans toute l’Europe de son temps – le
Sidereus Nuncius – a été récemment traduit, présenté et annoté par
Fernand Hallyn, sous le titre
Le Messager des étoiles (1). Son étude le montre très bien : le livre ne vise pas simplement à «
diffuser la science » de son auteur, il doit lui aussi être analysé comme « œuvre littéraire » et son succès foudroyant comme celui d’un style (lui aussi «
sobre, percutant, dépouillé, rigoureux, austère même – à la fin – jusqu’à la sécheresse ») qui s’inscrit pourtant dans les formes rhétoriques du « sublime ».
(2)
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(1) « L’introduction de Fernand Hallyn s’efforce de dégager les multiples enjeux des observations de Galilée et du texte qui en rend compte. Son analyse va à l’encontre de l’idée conventionnelle que l’on se fait souvent de Galilée, prototype de l’homme de sciences ; en même temps, elle montre l’audace du savant, ainsi que son intuition profonde » (Le Messager des étoiles, Seuil, 1992, jaquette du livre, non signée).
(2) Kœstler parle d’un « style dur, dense, que nul n’avait employé jusqu’alors. C’était un langage si neuf que l’ambassadeur de l’Empire ne vit dans ce livre que " sec discours ou vantardise dénuée de toute philosophie [par là il faut entendre : science] ". Par contraste avec l’exubérant style baroque de Kepler, bien des pages du Sidereus Nuncius atteignent presque à l’austérité d’une " Revue de Physique " du XXème siècle » ( Les Somnambules. Essai sur l’histoire des conceptions de l’univers, 1960, p. 431). J’ai lu le Sidereus Nuncius pour vérifier les dires de Kœstler, et c’est l’analyse d’Halluyn qui emporte ma conviction : « L’ensemble du récit possède une allure d’austère rigueur qu’il serait faux de prendre pour le contraire du sublime. Il s’agit bien plus de son sommet ». Et : « Ce style fait d’émerveillement et d’austérité que d’autres, moins perspicaces, considéraient comme un mélange d’ostentation et de sécheresse » avait même frappé Kepler d’admiration et exerçait sur lui « une force persuasive spécifique », puisqu’il écrivit : « Mais comment ne croirais-je pas un Mathématicien très docte, dont le style même prouve la rectitude de jugement ? » (ibid. pp. 38-39).