ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Bruay-en-Artois (1956-1960) :
le pays des mines
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
-
Introduction
-
Le pays des mines
-
L’évangélisation
du pays
-
La paroisse
de Bruay
-
À l’écoute
des hommes
-
Échec
et mat
Tourcoing
La crise
Épilogue
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Le pays des mines se signale de loin par ces étranges pitons coniques noirâtres, nommés « terrils » ; pays reconnaissable à son
ciel si souvent gris et bas, noyé dans le crachin ou balayé par le vent du nord mais, moins rarement qu’on ne l’imagine, envahi par la douceur d’un soleil printanier ou par la touffeur des mois d’été.
Pays aux maisons ouvrières toutes semblables, avec leur jardin propret, serrées les unes contre les autres en enfilade dans des rues interminables, les « corons » que les femmes mettent un point d’honneur à briquer aussi vigoureusement à l’extérieur qu’à l’intérieur, comme pour exorciser la monotonie et leur redonner une couleur dans la grisaille ambiante.
Comment représenter la société de ces hommes et de ces femmes dont le commun destin, de la naissance à la mort, est la mine, leur honneur, leur fierté, leur raison d’être et leurs angoisses quotidiennes : la mine, leur maîtresse et leur marâtre ?
Brièvement, disons qu’à cette époque où la crise commençait à étaler ses ravages économiques et humains, on avait affaire à une société paradoxalement homogène, hiérarchisée et bureaucratique, mais aussi antagonique.
Ce fut au dix-neuvième siècle, entre 1810 et 1892, que fut instauré le régime de concession des mines à titre perpétuel à des Sociétés ou Compagnies privées avec patrons « de droit divin ». Après la seconde guerre mondiale, dans l’élan politique et social de la Libération, ces Compagnies furent nationalisées par la loi du dix-sept mai mille neuf-cent quarante-six. Sous la coordination des Charbonnages de
France, chaque bassin a été géré par un conseil d’administration dont les administrateurs représentaient l’État, les consommateurs et le personnel, le président et le directeur général étant nommés par décret.
Néanmoins, dans l’ordinaire quotidien, la différence entre le patron de Compagnie avant 1946 et le directeur général des houillères nationalisée après 1946 fut souvent assez formelle, car la structure de l’organisation, et surtout la mentalité générale, étaient établies sur une hiérarchisation des tâches, des fonctions et des personnes : la vie des hommes de la mine était prise en charge dans son intégralité et quotidiennement accompagnée par les services des Compagnies, puis des sociétés nationalisées.
Hiérarchisation des fonctions et des personnels depuis le directeur général jusqu’à l’ouvrier, échelonnée en un ensemble d’intermédiaires étroitement dépendants : ingénieurs de tous grades, contre-maîtres (dénommés « porions »), ouvriers de surface et du fond, le tout agencé par une lourde machine bureaucratique appelée « Grands bureaux », recrutant une pléthore d’employés administratifs qui avaient parfois tendance à majorer leur importance sociale en regard des ouvriers. La médecine gratuite elle-même était intégrée au système et soumise à la politique de la Direction.
Les avantages sociaux étaient aussi hiérarchisés. Si la totalité de la vie était encadrée dans la quotidienneté par le système, le « poids social » des hommes et des femmes de la mine dépendait de leur place dans la hiérarchie : le logement n’avait pas le même éclat selon qu’on était directeur, ingénieur principal, petit ingénieur, porion ou simple mineur de fond, le charbon distribué gratuitement pour le chauffage personnel n’était livré ni dans les mêmes quantités ni de la même puissance calorifique pour les uns et pour les autres, le bois accordé était livré équarri aux uns, en vrac aux autres.
Une société profondément inégalitaire, divisée en classes antagoniques, dont le principe essentiel était « diviser pour régner ». Toutefois ce qui était sans appel au temps des Compagnies « de droit divin » trouvait avec la nationalisation et le droit de grève une limite salutaire, mais relative, à cette omnipotence et à cette inégalité. Relative, en effet, car la fatigue physique et la lutte quotidienne et terre-à-terre provoquaient le plus souvent une lassitude profonde et une accoutumance. La coupe devait déborder pour que la grève des mineurs soit décidée comme sursaut vital. Aussi, à la différence de quelques autres, elle a toujours été chez les mineurs une expression dramatique pour exprimer leur dignité d’hommes.
Société de classes antagoniques, dominée aussi par un catholicisme omniprésent et dominateur, presque institutionnellement lié au patronat des Compagnies minières avant 1946, mais toujours associé et souvent complice de la Direction des houillères nationalisées, les directeurs et les cadres étant majoritairement catholiques.
Je garde toujours en mémoire une visite que j’ai faite un après-midi dans un quartier de
Bruay, où j’ai rencontré dans sa cuisine une femme encore jeune, mariée depuis peu d’années, ma racontant que pour avoir accès à un logement des Houillères (qui lui était pourtant dû) pour son mariage, on lui avait suggéré fermement de faire acte de présence à la messe dominicale.
Société antagonique aux niveaux politique, social et religieux. Politique par l’opposition plus nette qu’ailleurs en
France entre une droite catholique et une gauche farouchement divisée entre parti socialiste et parti communiste, longtemps dans un rapport de forces équilibré. Depuis la Libération, la droite avait perdu la plupart des cités minières du
Pas-de-Calais, leur gestion se partageant désormais entre les deux tendances rivales de la gauche.
Avant la crise mondiale du communisme, parti socialiste et parti communiste ont joué l’alternance pour des périodes plus ou moins longues, parfois dans une même cité minière.
Antagonisme social aussi par une forte implantation syndicale chez les mineurs, où une rivalité de même nature que celle des partis de gauche a dressé, le plus souvent avec hargne, la tendance cégétiste contre celle de Force Ouvrière.
Antagonisme religieux enfin, qui s’est manifesté depuis le début du siècle en contrepoint du despotisme catholique, au moins jusqu’à la nationalisation, par une avancée de l’indifférence religieuse, même si la contrainte sociale conduisait chacun à la pratique des rites catholiques du baptême, de la première communion, du mariage et de l’ensevelissement, voire de l’athéisme déclaré devant la collusion d’un catholicisme agressif et d’un patronat « de droit divin » avant 1946 ou d’une direction autocratique ensuite, ce qui favorisa la percée de l’évangélisation protestante dès le début du siècle.
Cette société fortement hiérarchisée, bureaucratique et à visage largement inhumain a secrété des fléaux qui ont miné le corps et l’esprit de ces populations.
La silicose est une maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation des poussières de silice au cours de l’extraction du charbon. Aucun mineur n’y échappait selon le temps passé à la mine. S’il était toujours en vie, il n’était pas rare qu’à trente-cinq ou quarante ans un mineur de fond ait des airs de vieil homme. Utilisant les services médicaux à sa solde, la Direction retardait le moment de libérer le mineur de sa tâche, considérant la gravité de sa maladie comme inférieure à ce qu’elle était réellement.
Je me souviens du cas d’un mineur de fond d’environ trente-cinq ans, membre de la communauté protestante de
Bruay, qui avait demandé à sa Direction de travailler en surface parce qu’il souffrait d’emphysème pulmonaire. Cela lui fut refusé, sous prétexte que son taux de silicose pulmonaire ne dépassait pas quinze pour cent. Je lui suggérais de demander l’avis d’un médecin radiologue de mes amis, il me confia donc une radiographie récente qu’il avait pu se procurer et je la remettais pour quelques heures à ce radiologue qui me dévoila la vérité : ce mineur était silicosé à soixante-quinze pour cent ! Après quelques tergiversations, la Direction accepta de le muter en surface.
L’alcoolisme est un autre fléau ravageur dans les mines, qui semait souvent la désolation dans les familles. Il n’est pourtant ni perversion, ni fatalité pesant irrémédiablement sur des êtres héréditairement pervers, mais fléau social éminemment dépendant des conditions de vie de ces hommes harassés, à l’horizon hermétiquement enclos dans l’espace de leurs corons. Alors, pour eux, l’estaminet devenait lieu d’évasion, et le petit blanc ou le gros rouge élixirs d’oubli et créateurs de fantasmes de vie euphorique.
Dans le bassin minier du
Pas-de-Calais, comme ailleurs où s’imposent de semblables situations aliénantes, l’alcoolisme est le fruit pourri d’une société qui prive l’homme de la plus élémentaire dignité.
Mais d’autres tares plus sournoises sont aussi apparues, en particulier, chez un petit nombre, un certain clientélisme et des comportements de subordination et une mentalité d’assistés qui portaient atteinte aussi à leur dignité. En effet, que ne ferait-on pas parfois pour conserver ou obtenir les bonnes grâces de la Direction ou de l’ingénieur principal, et grapiller quelques nouveaux privilèges matériels ou l’honorabilité sociale ? Il est même arrivé, hélas, que dans certains cas exceptionnels, au cours de l’occupation allemande de 1940 à 1944, des actes de vengeance personnelle aient conduit l’un ou l’autre à la délation ou au règlement de comptes.
Toutefois, dans sa très grande majorité, le peuple ouvrier des mines est digne d’une grande estime, peuple valeureux dont ce travail de tous les dangers est la fierté, peuple généreux aussi sous son apparente froideur.
1992
tc421000 : 16/07/2019