ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Bruay-en-Artois (1956-1960) :
l’évangélisation protestante en pays minier


Sommaire

Prologue

Introduction

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois
- Introduction
- Le pays des mines
- L’évangélisation du pays
- La paroisse de Bruay
- À l’écoute des hommes
- Échec et mat

Tourcoing

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   Nous avons souligné précédemment (1) que l’antagonisme religieux créé par le despotisme catholique lié à l’exploitation sociale du patronat des compagnies minières favorisa la percée de l’évangélisation protestante dans le pays des mines au début du vingtième siècle.
   Celle-ci s’est traduite en bien des lieux de ce bassin comme aussi, nous le verrons, dans le milieu textile des villes du Nord, comme Tourcoing et Roubaix, par la création de « Fraternités » et de « Solidarités ». On notera que les Fraternités ont été implantées plutôt dans le bassin minier, et les Solidarités dans le cadre textile, les premières ayant pour origine la Société Chrétienne du Nord, et les secondes la Mission Populaire Évangélique. Cela n’est pas fortuit, puisqu’elles relèvent chacune d’une influence théologique distincte.

   Toutefois, Fraternités et Solidarités ont été toutes deux, au sein de la société globale, de petites contre-sociétés. Comme la Compagnie minière, et plus tard la Direction des Houillères, ont pris en charge l’ensemble de l’activité des travailleurs de la mine, les Fraternités et les Solidarités proposèrent aussi des activités globales, les Houillères à partir du travail quotidien, et les secondes à partir du temps de loisir hors travail.
   Ainsi, au sein de ces Fraternités et Solidarités furent créés des groupes de « conscientisation » (dirions-nous en termes contemporains), comme « l’Étoile Blanche » (ligue de pureté morale), la « Croix Bleue » (ligue antialcoolique), la « Paix par le Droit » (ligue pacifiste), des « Ouvroirs » pour les mères de famille, des « café-restaurant de tempérance », des « Unions de Jeunes-gens » et des « Unions de Jeunes-filles ». Le but à terme, selon les initiateurs de cette évangélisation en monde ouvrier, était à la fois de « détruire le matérialisme révolutionnaire » et le « cléricalisme conservateur » et un moyen de renouvellement de la société en vue d’instaurer le « royaume de Dieu ».

   Ces deux formes de présence évangélique dans ces cités se référaient à deux conceptions différentes des relations entre l’homme, la société et l’évangile. Les Fraternités ont plutôt été influencées par le mouvement revivaliste, et les Solidarités par le mouvement naissant du Christianisme social. Les premières donnèrent la priorité à la conversion individuelle, les activités sociales n’en étant qu’une conséquence, les secondes souhaitaient réaliser la synthèse de l’individuel et du social.
   D’ailleurs, le choix des termes désignant ces lieux d’évangélisation protestante ne paraît pas anodin. Les Fraternités accentuent la notion chrétienne de communauté d’individualités converties, une « communauté de frères » qui trouve le prolongement de sa foi dans des actes sociaux ; les Solidarités soulignent davantage le rapport social de l’homme total à la société.

   Ces deux formes d’évangélisation protestante en milieu ouvrier ont eu pour fondement théologique deux approches différentes du concept de « salut », et conséquemment de celui de « péché ».
   Pour les Fraternités, le « péché » individuel (le « péché d’Adam ») est la cause première du désordre actuel des rapports entre les hommes, « l’égoïsme féroce des grands » et la « jalousie des petits ». Un protestant de cette époque a pu écrire : « L’Évangile, en s’efforçant de ramener peu à peu ces relations humaines à ce qu’elles seraient sans le péché, les rend supportables, normales, bénies ». La solution de la question sociale se trouvera dans le « changement de disposition » et non dans un « changement de position » dans les rapports sociaux. Le « péché personnel » provoque une culpabilité individuelle aux conséquences sociales multiples, l’homme est donc appelé à une conversion personnelle.
   Pour les Solidarités, la « souffrance du peuple » ne s’explique pas par le « péché d’Adam » (Wilfred Monod) : « Le piétisme, écrivait-il, n’a jamais compris l’influence du milieu. Il n’a pas vu l’homme tel qu’il est et s’est obstiné à le traiter comme une unité isolée. Il n’a pas observé les liens puissants et nombreux qui en font la créature d’une race et d’une époque ». De son côté, Élie Gounelle précisait : « L’organisation du travail et l’exploita­tion de l’homme ont créé une classe, vouée dans son ensemble fatalement à la misère et à ses conséquences avilissantes ». Dans les Solidarités, on témoignera en priorité d’un « salut social » plutôt que d’un « salut solitaire. On revendiquera le « droit au salut », selon l’expression de Tommy Fallot : « Il y a des milliers de créatures humaines, écrivait-il, auxquelles Dieu ne peut pas même offrir son salut. À l’encontre de toutes les écoles socialistes qui prêchent le droit au bien-être, nous avons toujours proclamé le droit au salut. Nous avons en un mot déclaré la guerre sainte aux abus de toute nature qui rendent illusoires pour bien des existences les efforts de la grâce ».
   Ce droit au salut est un salut intégral, afin que chacun puisse disposer « d’un minimum d’indépen­dance économique » pour « pouvoir travailler et vivre sans que les employeurs, pour le seul motif qu’ils vous emploient et vous paient, se permettent d’intervenir dans le domaine sacré de vos opinions politiques, économiques, religieuses » écrivait Élie Gounelle.

   Nous constatons que, dans le Pas-de-Calais, les Fraternités furent l’approche retenue par la Société chrétienne du Nord, les Solidarités étant de préférence choisies par la mission populaire évangélique, comme à Roubaix. En effet, ont été créées des Fraternités à Bruay-en-Artois, Tourcoing, Hénin-Liétard, et Maubeuge.

   Fondées sur les prémisses théologiques que nous avons évoquées, cette évangélisation protestante des Fraternités fut essentiellement piétiste, morale et sociale.
   Piétiste et revivaliste, car l’évangélisation a, dès le départ, mis l’accent sur la reconnaissance de la culpabilité personnelle devant Dieu et sur l’appel à la repentance pour recevoir le pardon et la grâce de Jésus-Christ. Certes, cette prise de conscience est parvenue à donner aux hommes et aux femmes ainsi interpellés le sentiment de leur propre identité, d’une autonomie et d’une liberté personnelles au sein de l’ensemble de ces populations. Toutefois, cette « individualisation » a eu pour effet pervers l’individualisme et la méconnaissance de « l’in­fluence du milieu », selon l’expression de Tommy Fallot, accentuant ainsi la prédominance du « salut solitaire » sur le « salut social ».
   Évangélisation morale, aussi. La notion « d’exem­ple » à donner, de « témoignage à apporter » a été fortement enracinée dans le comportement des nouveaux convertis. « À l’exemple de Jésus-Christ » entendait-on souvent, expression prise en référence de l’exemple à devenir eux-mêmes dans le monde, attitude provoquant une distanciation à l’égard du « monde » de la séduction et de la perdition, une séparation et une coupure, et la recherche anxieuse d’une « pureté » morale individuelle vécue dans le cocon protecteur d’une communauté chaleureuse. La conduite morale tournait souvent au moralisme.
   Sociale enfin, cette évangélisation s’est inscrite dans des œuvres privées, dans lesquelles la « charité » personnelle ou communautaire avait la première place et prévalait sur ce « salut intégral » qui intègre le « minimum d’indépendance économi­que » nécessaire. Ceci tend à expliquer chez beaucoup, dans ces communautés, la crainte presque morbide de ce qu’on pourrait nommer le « complexe du politique ».

   Une des œuvres d’évangélisation dans le Nord et le Pas-de-Calais qui a réuni dans sa pratique ces trois aspects de l’évangélisation des Fraternités, mais aussi des Solidarités, a été la « Croix Bleue », communauté de lutte contre l’alcoolisme. Elle s’appuyait en effet à la fois sur la reconnaissance de la culpabilité et sur le pardon, sur la valeur de l’exemple et sur la « chaleur » d’une communauté fraternelle.

   C’est pourquoi, avec toute la circonspection requise, on peut se poser la question : à quel type d’homme ou de femme cette évangélisation des Fraternités a-t-elle abouti dans ces communautés du bassin minier ? Sans m’arrêter au sens péjoratif et réducteur du terme (hypocrite ou bigot), celui de « pharisaïque » exprime étymologiquement, me semble-t-il, le type de protestant converti au sein de ce peuple ouvrier : c’est-à-dire en quête de « pureté » de la foi et de la conduite personnelle et sociale.
   S’il est arrivé que, chez certains d’entre eux, ces « qualités protestantes » d’honnêteté, de droiture, de générosité, d’exemplarité morale, se soient parfois fixées en un vernis social séduisant et superficiel, dans leur grande majorité ces protestants, convertis souvent depuis plusieurs générations, sont devenus des hommes et des femmes à la personnalité énergique et rayonnante, accueillante et généreuse.

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1992




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tc422000 : 16/07/2019