ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Bruay-en-Artois (1956-1960) :
à l’écoute des hommes


Sommaire

Prologue

Introduction

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois
- Introduction
- Le pays des mines
- L’évangélisation du pays
- La paroisse de Bruay
- À l’écoute des hommes
  . Communauté hétérogène
  . La torture en Algérie
- Échec et mat

Tourcoing

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Une communauté hétérogène


   Comment aborder cette communauté, ou plutôt ces groupes protestants disséminés, hétérogènes, aux relations difficiles ou inexistantes, en parenté avec ce type d’homme « pharisaïque » et, pour certains d’entre eux, dont l’exemplarité morale se couvrait de ce « vernis social séduisant et superficiel » ? Comment les amener à vivre au milieu de la population des mines une présence évangélique engagée dans les luttes de leurs contemporains ?

   Le pasteur que j’étais devait se garder de flatter les uns ou les autres dans leur honorabilité, d’approuver le comportement des uns et condamner celui des autres… ce qu’on attendait parfois de lui ! Mais à partir des problèmes de notre temps et dans un langage entendu par tous, quelle que soit leur foi ou leur incroyance, annoncer et vivre plus le message des « Solidarités » que celui des « Fraternités », plus celui du « salut solidaire et social » que celui du « salut solitaire ».
   Et, dans toute la mesure du possible, appeler chacun à être véridique, authentique envers lui-même pour le devenir envers les autres. Peuvent en témoigner ces quelques rappels évangéliques à l’adresse de cette communauté.
   Noël 1956 : paix ou guerre parmi les hommes ? Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’hommes de bonne volonté, mais il y a pour nous, pour le monde, une bonne volonté de Dieu qui déclare « Où est ton frère ?... J’ai eu faim, j’ai eu soif… j’étais étranger, nu, malade, en prison… ». Serons-nous ces « justes » auxquels le Seigneur dira : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, les hommes, c’est à moi que vous les avez faites ».
   Plus tard : « si quelqu’un dit « j’aime Dieu » et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas ! »
   Encore : « Quiconque entend mes paroles et les met en pratique sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc ». Nos vies et notre Église ne seront solides, résistantes aux épreuves ou à l’usure du temps, que si elles sont résolument fondées non point sur des hommes (fussent-ils pasteurs, qui font ce qu’ils peuvent et qui passent), mais sur le roc sans fissure de l’évangile du Christ vivant. Tout le reste n’est que sable mouvant !
   Enfin : le Christ frappe à la porte de l’Église, il n’y est pas présent nécessairement, il n’en est pas le prisonnier. L’Église est toujours tentée de se reposer sur une bonne organisation, d’être satisfaite de sa vie, de sa piété, de son culte et de l’œuvre accomplie. Le Christ veut être accueilli ! « Je me tiens à la porte et je frappe ! »

   Nous avons pris la mesure du défi et du risque qu’impliquaient la complexité et la diversité de ces groupes protestants artificiellement réunis sur un même territoire paroissial. Les bons sentiments et les paroles pieuses n’y pouvaient guère… D’ailleurs, l’expérience du faubourg d’Isle (1) nous hantait. Même si les situations n’étaient pas tout à fait comparables, certaines affinités ne nous échappaient pas. En particulier, les conditions sociologiques entre le groupe protestant de Bruay et celui de Barlin-Hersin n’étaient pas sans analogie avec celles connues quelques mois plus tôt à Saint-Quentin et au faubourg d’Isle : deux réalités socialement et économiquement séparées, qui s’ignoraient mutuellement et que l’éloignement physique (négligeable pour qui est déterminé) et psychologique n’encourageait pas naturellement au rapprochement et à la rencontre, surtout si celle-ci devait se faire chez le plus « nanti ».
   Nous avons voulu répondre à ce défi en mesurant les risques de notre démarche, espérant quand même réunir sans artifice ces groupes disparates en une communauté plurielle, ouverte sur la vie du monde qu’ils partageaient inévitablement. Nous avouons ne pas y être parvenus.

   Fidèles à la tradition, nous avons en effet maintenu les activités qui déterminent habituel­lement toute paroisse réformée, et en premier le culte dominical, rassemblement majeur de la communauté. Pour respecter l’implantation des protestants des divers secteurs, le culte fut célébré au temple de Bruay chaque dimanche, à la chapelle de Barlin et au temple baptiste de Béthune chaque quinzaine en alternance. Pour favoriser la formation de cette communauté plurielle que nous souhaitions, les membres dispersés sur le territoire paroissial furent invités à un rassemblement mensuel, l’après-midi, au temple de Bruay, coutume d’ailleurs fort ancienne mais qui ne rencontra pas d’écho en dehors des seuls paroissiens résidant à Bruay.
   De même, l’instruction religieuse des enfants et des adolescents fut assurée régulièrement pendant quatre ans selon les programmes traditionnels dans l’Église réformée. Un peu d’humour, cependant ! En février 1957, l’occasion se présenta d’inviter à une séance de l’école du dimanche une jeune femme, missionnaire canadienne, Mademoiselle Wheeler, dont les dons de pédagogue nous avaient été vantés. La réalité dépassa l’imagination et nous laissa pantois. Elle connut néanmoins un certain succès de prestidigitatrice auprès des enfants, auxquels elle chercha à représenter la puissance du pardon de Dieu qui efface les péchés des hommes. Déployant devant eux, dont les yeux s’écarquillaient au gré des gestes de la missionnaire, un morceau de tissu préalablement souillé de taches sombres, elle le plongea dans un verre rempli d’un liquide incolore, mais « purificateur » et, un moment plus tard, l’en retira complètement blanchi ! Elle déclara aux jeunes éberlués (le pasteur et sa femme, qui assistaient aussi à l’opération « miraculeuse » le furent sans doute davantage, car elle avait omis de vanter la qualité et la marque du produit miracle) : « Mes enfants, de même que ce tissu a été blanchi de sa souillure, de même Jésus-Christ, par le pardon qu’il offre aux hommes qui se repentent, les purifie de leurs péchés ». Personne n’osa rire !

   Plus sérieusement, au cours des deux premières années, à pied ou en utilisant les transports publics, avant d’hériter d’une vieille Ford Anglia bringue­balante, nous avons régulièrement visité les familles (démarche particulièrement appréciée) et tenu des réunions biblique chaque quinzaine en alternance, le mercredi en soirée à Bruay et au Foyer du mineur, le jeudi après-midi à Barlin et Hersin, et en soirée au petit groupe réformé de Béthune.

   Un Cercle féminin invita jeunes femmes, et moins jeunes aussi, à partager leur réflexion sur des problèmes qui leur étaient communs, mais qui ne pouvaient nullement les subvertir. À titre d’exemple, Mademoiselle Sylvaine Moussat, déléguée nationale du Mouvement Jeunes Femmes, traita de « la responsabilité de la femme dans l’Église ». Une autre fois fut abordé le thème « ce que l’Église catholique pense des mariages mixtes ». Ou encore, Madame Henriette Guérin, membre de la paroisse et responsable du groupe Jeunes Femmes du Pas-de-Calais, mena le débat sur « le mariage et le divorce ».
   En mars 1957, le Cercle féminin engagea une action de plus grande envergure, qui eut un certain écho à Bruay. En vue d’un rassemblement protestant du Nord, il organisa au temple de Bruay une concentration des paroisses réformées du bassin minier, et baptistes de la région, autour du thème de « la presse pour enfants ». Le conférencier appelé fut maître Jean-Jacques de Félice, avocat protestant, membre de la commission de surveillance et de contrôle de la presse pour enfants et adolescents. Sa notoriété devait d’ailleurs bientôt et jusqu’à ce jour s’étendre largement en France et à l’étranger comme défenseur des droits de l’homme. Le film On tue à chaque page introduisit le débat, dans un temple de Bruay pour une fois comble !

   Enfin, les adolescents de la paroisse se retrouvaient régulièrement dans un Club d’aînés, organisant aussi chaque mois un dîner suivi d’une veillée. À plusieurs reprises, ils animèrent des soirées récréatives dans la salle annexe de Bruay, dénommée « Maison fraternelle ». À l’occasion de certains incidents provoqués par ces adolescents souvent difficiles, il nous fut donné d’éprouver la solidité du soutien des adultes et des familles bruaysiennes.
   Je conserve le souvenir d’un événement particulièrement pénible et significatif. Un de ces jeunes, fils de l’un des foyers protestants de Bruay parmi les plus « fidèles », après avoir dérobé au presbytère une partie de la collecte dominicale, avait récidivé quelque temps plus tard chez son employeur, qui l’avait aussitôt licencié. Atteints dans leur honorabilité, les parents prirent la décision de chasser de chez eux ce garçon de dix-sept ans (la majorité civile était, à l’époque, fixée à vingt-et-un ans).
   Nous dûmes l’héberger provisoirement au presbytère, en attendant de convaincre son patron de le reprendre, ce qu’il finit par accepter. Il restait à fléchir le rigorisme intransigeant des parents. La visite que je leur fis fut tendue : la jeune femme, la seconde épouse, fut plus rétive que le père : « Gérard ne remettra plus les pieds à la maison », tandis que le père finit par poser comme condition que son fils lui demande préalablement pardon. Tout semblait se dénouer, une entrevue entre le père et le fils fut projetée au presbytère. Le jour venu, le père se présenta, mal à l’aise et tendu. Quelques instants plus tard, le fils pénétra dans le bureau et s’avança vers son père pour l’embrasser. Alors, tout bascula dans l’instant : le père repoussa ce geste, en claquant la porte son fils quitta la pièce. Il ne me resta plus qu’à dire au père « vous avez tout gâché, vous pouvez vous retirer » !
   En un instant, cet événement affligeant révélait cette image du protestant « pharisaïque » dont l’exemplarité morale n’était qu’un vernis social, et qui contrastait avec l’autre image présentée dans la parabole du fils parti au loin, qui reçoit à son retour l’accueil chaleureux de son père.

   Le Foyer du mineur, désormais sans destination, était pour nous un autre défi plus matériel. Diversement, les paroisses protestantes du bassin minier, sans discontinuité géographique mais repliées frileusement dans leur cocon communau­taire et ignorant parfois leurs voisines à quelques lieues de là, partageaient des difficultés de même nature. Alors pourquoi les bâtiments, même vétustes, et le terrain spacieux de ce Foyer vide n’auraient-ils pas vocation à devenir un centre de rassemblement et de rencontre pour ces Églises du bassin minier ? Nous devions découvrir que les pasteurs de ces Églises éprouvaient le même besoin et partageaient ce sentiment.
   Ainsi, de 1958 à 1960, le Foyer du mineur eut vocation consistoriale : il ouvrit ses locaux aux adultes et aux jeunes du bassin minier pour des concentrations ou des camps. Mais il y avait un handicap : son implantation à l’extrémité oc­cidentale du bassin ne favorisait pas les rassemble­ments. Néanmoins trois importantes rencontres du consistoire purent s’y tenir, avec un bonheur divers : essentiellement, les « militants » bravaient la nonchalance ambiante des paroisses.
   À l’automne 1958, toutes les Églises régionales devaient débattre au cours de leur synode de la question du christianisme et du marxisme. Nous avons alors proposé aux autorités du consistoire d’organiser une journée de réflexion sur ce thème au Foyer du mineur. Elle y eut lieu le 28 septembre 1958 dans le cadre de la dernière assemblée générale du Foyer.
   Quelques mois plus tard, le 25 janvier 1959, une seconde journée eut pour thème « les chrétiens et l’État », et fut présidée par le pasteur Étienne Mathiot, qui avait été récemment arrêté et détenu plusieurs mois pour son action en faveur de la paix en Algérie. Trois forums regroupèrent ce jour-là les participants dans la recherche d’un éclairage biblique sur la réalité de l’État, puis, au sein de plusieurs groupes, ils dialoguèrent sur la place de l’État dans le monde moderne, enfin le pasteur apporta sa participation au colloque sur ce que les chrétiens d’aujourd’hui peuvent faire pour servir l’État sans trahir leur vocation. Un participant à cette journée, membre de la paroisse minière d’Hénin-Liétard, en fit la relation dans le Nord Protestant.
   Une troisième rencontre consistoriale, le 31 mai 1959, sur le thème « le chrétien devant la guerre » fut animée par Jean Lasserre, pasteur à Saint-Étienne et président du Mouvement de la réconciliation. Après une étude en commun du chapitre treize de l’épître aux Romains, chacun s’interrogea sur sa responsabilité devant la menace atomique.
   Enfin, en 1959, le Foyer du mineur accueillit, pour un week-end de réflexion et de détente en préparation à la fête de Pentecôte, des groupes d’adolescents et d’adolescentes qui s’apprêtaient à devenir membres de l’Église.
   Après notre départ de Bruay en 1960, le Foyer du mineur reçut encore un camp-retraite pour des hommes membres de la Croix Bleue, en avril 1962, puis cessa définitivement toute activité.

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(1) Voir   Retour au texte



1992




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