ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Bruay-en-Artois (1956-1960) :
à l’écoute des hommes
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
-
Introduction
-
Le pays
des mines
-
L’évangélisation
du pays
-
La paroisse
de Bruay
-
À l’écoute des hommes
.
Communauté
hétérogène
.
La torture en Algérie
-
Échec
et mat
Tourcoing
La crise
Épilogue
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0
o - . . . . . . . .
La lutte contre la torture en Algérie
Enfin nous ne perdions pas de vue le défi, encore plus risqué, de notre solidarité dans les événements qui, à l’époque, appelaient à un combat commun et urgent pour la dignité de l’homme : nous était parvenu l’écho, indigne et effrayant, qu’en notre nom la
France torturait en
Algérie. Ce fut pour nous l’occasion d’être présents dans la cité, mais ce risque-là nous coûta le refus de l’ensemble des protestants de
Bruay-en-Artois, et de bien d’autres aussi…
La guerre
d’Algérie, la guerre sans nom car il s’agissait officiellement de rétablir l’ordre et de mettre un terme à des actes de « terrorisme », avait débuté le 1 novembre 1954 sous le gouvernement socialiste de
Guy Mollet. Dès avril 1957 ont été révélés de nombreux cas de torture pratiquées par les troupes françaises, en particulier à l’occasion de ce qu’on a nommé la « bataille
d’Alger ». Circulaient en
France des noms de généraux qui couvraient ou ordonnaient ces pratiques : ceux de
Salan,
Bigeard,
Massu…
Ce dernier répondait à l’interview d’un journaliste de
La croix
, le 15 mai 1958 «
La torture, la torture, vous n’avez que ce mot à la bouche, mais je suis bien obligé de la pratiquer : comment faire autrement ?
»
Nous avons alors eu connaissance de deux brochures qui nous ont alerté et bouleversé : l’une était éditée par un comité de
chrétiens, catholiques et protestants, le Comité de résistance spirituelle, intitulée
Des rappelés témoignent
; l’autre était un mémorandum sur la torture et la répression en
Algérie, intitulé
Nous accusons
, publié par plusieurs organismes (Ligue des droits de l’homme, Comité Maurice Audin, Comité de résistance spirituelle, Comité de vigilance universitaire, Comité d’information et de coordination de la défense des libertés et de la paix).
Ce mémorandum était adressé au président de la république (
René Coty) et au président du Conseil (le général
de Gaulle).
Le premier document disait sa raison d’être en première page : «
Depuis un an, de nombreuses personnalités – dirigeants de mouvements de jeunesse, prêtres, pasteurs et éducateurs – ont écrit de nombreuses lettres, fait de nombreuses démarches ou signé des pétitions pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de mettre fin à de tels procédés, qui constituent – au surplus – des crimes de guerre caractérisés. Tous se sont heurtés à une vaste conspiration du silence, et à maintes reprises des hommes assumant de lourdes responsabilités leur ont déclaré qu’ils n’avaient pas connaissance de ces faits. Certains même ont contesté en termes véhéments la véracité de ces informations. Quant aux
Français « moyens », ils semblent continuer à penser que jamais des
Français ne pourraient commettre de tels forfaits. Nous sommes arrivés à la conclusion que, pour faire prendre conscience à notre peuple et aux pouvoirs publics de l’horreur de certaines « méthodes de pacification » mises en œuvre en
Algérie, il n’est qu’un seul moyen : grouper des témoignages incontestables dans un dossier qui permette enfin de juger de la situation, non sur des on-dit ou des racontars, ou sur des déclarations officielles d’un optimisme de commande, mais bien sur des faits rapportés par des témoins oculaires dignes de toute confiance
».
De son côté,
le mémorandum citait plus de soixante cas de torture
d’Algériens musulmans,
juifs,
Maltais,
Français, et plus de soixante dix exécutions sommaires ou disparitions
d’Algériens.
Où torturait-on ? «
À travers toute
l’Algérie, non seulement dans les grandes villes :
Alger,
Oran,
Blida,
Tizi-Ouzou,
Bône, etc. mais aussi dans le bled, dans les villages. Certains centres sont spécialisés, particulièrement bien équipés. Il existe aussi des centres privés de torture, comme la Villa des Sources. Mais il faut jeter un cri d’alarme : la torture est déjà pratiquée dans plusieurs grandes villes de la métropole
» (
Nous accusons
, p. 6).
Nous extrayons quelques témoignages de ces deux documents.
Dans le
Mémorandum
(p. 16) :
Walbert Denise. «
Arrêtée à
Cher-Agas le 26 février 1957 par le
lieutenant Jean, du Ier RCP. Conduite à la caserne du 45ème régiment de transmissions de
Maison-Carrée. Tortures : coups, électricité, eau, menaces de brûlure au fer rouge, chantage. A vécu cinq semaines dans une cave. Interrogatoires toutes les heures du jour et de la nuit (
capitaine Faulques). À titre de brimade, laissée debout coiffée d’une cagoule pendant dix heures, et sans nourriture pendant quarante heures. Le 11 mars 1957, menaces de nouvelles tortures qui obligent
Mme Walbert à signer le procès-verbal qui figure à son dossier. Du 21 mars au 3 avril, séquestrée à la villa Sésini dans une cellule obscure de deux mètres sur un mètre soixante-quinze dont elle ne pouvait sortir que trente minutes par vingt-quatre heures.
Mme Walbert s’est trouvée avec les personnes suivantes qui ont été torturées :
Nassima Hablal,
Mme Hélié,
Fafa Sadok Chérif,
C. Lacascade,
M. Addelli,
M. Perlez,
L. Coscas,
Mme Ben Osman,
Zahia Orif,
Salima Elhafaf,
M. Hahnoun,
M. Pierre Coudre, que
Mme Walbert vit revenir avec deux autres détenus, liés l’un à l’autre par le cou à l’aide d’une corde, les mains attachées dans le dos. Ils demeurèrent ensuite couchés sur le sol liés individuellement, les poignets dans le dos attachés aux chevilles par une corde trop courte qui les obligeait à rester recroquevillés, environ une demi-journée
».
Dans
Des rappelés témoignent
: «
Tous les internés subissent des interrogatoires successifs très durs (passage à tabac). Un bon nombre ont droit à la torture. La torture à l’eau, par exemple (faire ingurgiter avec une sonde cinq ou six litres d’eau) et la torture électrique sont appliquées méthodiquement. Il est difficile de dire quelle proportion de prisonniers sont torturés. Ce qui est sûr, c’est que les séances de torture ont lieu à la caserne, plusieurs fois par semaine. Deux fois, par hasard (le 14 mars vers 21 heures et le 1er septembre vers 16 heures), j’ai pu assister derrière la porte à une séance de torture. Il faut dire d’abord qu’il existe une salle spéciale de torture : poulie au plafond, anneaux dans le mur, cordes, nerf de bœuf, génératrice électrique. Il existe aussi un personnel spécialisé : la police judiciaire. Un officier de l’armée (SAS) y assiste souvent. Ça commence par un passage à tabac en règle qui ne laisse cependant pas de traces. Puis le patient, les mains liées derrière le dos, est suspendu par les poignets au plafond, grâce à la corde et à la poulie. On s’arrange pour que le bout des doigts des pieds touche de justesse le sol. L’interrogatoire continue. J’ai entendu de mes propres oreilles un patient répondre : « je ne dirai rien, de toutes façons vous me tuerez ». À la fin, on applique un fil électrique aux parties et un autre à l’oreille et pendant quelques secondes on tourne la manivelle de la génératrice. L’homme alors se tord de douleur et hurle à la mort. On ne sait plus si c’est un homme ou une femme qui crie, tellement la voix est altérée. On relâche doucement la corde ; le patient s’affale sur le sol comme une loque. Il urine, parfois fait dans son pantalon, c’est la relaxation, l’esprit est dans une sorte de demi-conscience. C’est à ce moment qu’on peut, quelquefois, obtenir des renseignements
» (pp. 68-69).
«
Le sort final de ces gens torturés ne faisait pas de doute. C’est ce qu’on appelait « la corvée de bois ». À la nuit, la jeep de la police arrivait dans la cour de la caserne ; l’homme de garde allait chercher parmi les prisonniers ceux qui étaient désignés et les faisait monter dans le véhicule. Quelques minutes plus tard, sur une falaise bien connue près de la mer, l’exécution avait lieu. Il est très difficile d’évaluer, même approximativement, le nombre de personnes envoyées chaque semaine à la corvée de bois : cinq ou six, ou peut-être beaucoup plus
» (p.69).
«
Au cours d’une réunion organisée par le sous-préfet de
Bouira, en présence du conseiller général, gros colon de cette région, furent abordées l’organisation et mise sur pieds « de camps dits par euphémisme d’hébergement ». Ce dernier, devant les réticences de l’un des officiers supérieurs présents, déclara : « Je ne comprends pas vos réticences et les difficultés qui vous arrêtent. Les
Allemands, eux, ont su organiser des camps d’internement et des camps de travail. Il n’est pas difficile d’en faire autant
» (p.62).
«
À
El Esnam, sur la route nationale
Alger-
Constantine, un escadron du 5ème chasseurs d’Afrique, cantonné dès 1955, est remplacé par la suite par un escadron du 19ème chasseurs. Il existe une « cage » pour suspects. Il s’agit d’un trou creusé dans le sol, de cinq à six mètres de profondeur sur quatre mètres de large et huit à dix mètres de long. Le dessus est grillagé avec du fil barbelé avec un endroit libre pour permettre aux suspects d’être descendus par une échelle dans ce trou. Les effectifs varient, suivant le résultat des opérations locales, de dix à soixante hommes. Il n’existe aucune protection contre le soleil ou les intempéries. Dans la journée, les suspects sont employés à divers travaux et sont redescendus le soir dans ce trou et l’échelle est enlevée pour la nuit
» (pp. 63-64).
L’interpellation nous avait atteints directement. À
Bruay, un petit groupe composé essentiellement de membres du corps enseignant et du pasteur a pris naissance à cette occasion. Ayant eu connaissance de ces faits, était-il possible de garder le silence ? Et les protestants de
Bruay allaient-ils y discerner le signe d’une atteinte radicale et intolérable à la dignité de l’homme, et exprimer clairement leur foi en engageant leur responsabilité ? Hélas ! Ce que nous avions ressenti comme une indignité insupportable pour la conscience et pour la foi n’éveilla aucun écho chez eux ; au contraire le repli et l’hostilité prévalurent, et le pasteur qui s’avançait ainsi en terrain découvert signait à l’avance son arrêté d’expulsion.
Le petit groupe bruaysien se proposa alors d’informer la population du bassin minier et de l’appeler à prendre conscience de la gravité de l’événement et de l’urgence d’une dénonciation.
Liévin se trouvant au centre du bassin du
Pas-de-Calais, contact fut pris avec le
pasteur Wilfred Moscheroch, qui partagea notre conviction et offrit la salle des fêtes de sa paroisse pour y abriter la manifestation projetée.
Un comité élargi de
chrétiens, catholiques et protestants, de personnalités laïques et de membres de partis politiques de
Bruay,
Liévin,
Lens,
Hénin-Liétard, y invita la population du bassin minier à une soirée-débat en novembre 1958. Seuls les socialistes de
Liévin, qui dirigeaient la municipalité, refusèrent leur soutien et contestèrent même l’opportunité de cette initiative.
Une assistante sociale catholique en poste en
Algérie, dont nous avions fait la connaissance, offrit de rendre compte de faits irréfutables (de même nature que ceux cité précédemment), dont elle avait, elle-même, été témoin dans le cadre de sa profession.
Cent-vingt personnes de tous horizons culturels emplirent la salle des fêtes de l’Église réformée de
Liévin. Une atmosphère de gravité sans passion enveloppa cette assemblée qui reçut les récits, à la fois sobres et alarmants, de ce témoin
d’Algérie. Le désir d’être plus informés se traduisit par de nombreuses questions de l’assistance. Quand il fut proposé d’adhérer à une motion de protestation destinée aux autorités locales et nationales, une centaine de personnes vinrent y apposer leur signature.
Désormais, nous avions ouvert dans le bassin minier une petite brèche dans le mur de silence et de pusillanimité. À notre modeste place, croyants et incroyants, nous avions tenté de répondre à l’interpellation des membres du Comité de résistance spirituelle.
«
Au-dessus de la loi, notre conscience nous fait une obligation impérieuse de ne pas – en gardant le silence – nous rendre complices de tels crimes
».
1992
tc424200 : 17/07/2019