En lisant les évangiles, émus du drame de
Jésus, nous négligeons celui des
disciples : prêts à
les excuser, nous ne leur épargnons pas la condamnation. Et pourtant, leur drame aussi fut tragique, les allusions que nous avons faites à leur état d’âme peuvent nous introduire dans la connaissance de ce drame.
Même si nous l’approfondirons dans la
troisième partie de ce livre, il convient ici de suivre le déroulement du drame qui trace une ligne parabolique.
La première période de celle-ci fut montante. Des événements étonnants se passèrent : les vocations, les prodiges de guérison et d’exorcisme opérés par
Jésus, l’expérience surprenante de se découvrir «
pêcheurs d’hommes ».
Le plateau apparut dans la deuxième période, à la suite de l’expérience de colportage dans une stratégie qui prévoyait d’atteindre les familles après avoir touché les masses. Or cette expérience fut décevante, et il est légitime de penser que
les disciples durent plus souvent secouer la poussière de leurs pieds devant les portes qui se fermaient qu’entrer dans les maisons. Par contre,
ils furent pourchassés par les pauvres et les déshérités, qui ne pouvaient pas les recevoir parce qu’ils avaient eux-mêmes besoin d’être reçus. À leur retour probablement hâtif, Jésus, comprenant l’échec et prévoyant leur afflux, eut la finesse de
les éviter en quittant les lieux. Mais ce fut inutile, car il fut vu et suivi. Et là, dans un lieu désert, la crise éclata.
Ce fut la rupture de
Jésus avec le
peuple. Discrédité, sous le coup d’un mandat d’arrêt,
il dût s’enfuir, arrêter son œuvre d’évangélisation et même quitter la
Galilée. La confiance de
ses disciples en fut ébranlée.
Les textes de
Marc laissent entrevoir cette crise entre les lignes : le silence des
disciples et leur détresse, leur peur et les reproches que
Jésus leur adresse au sujet de leur «
dureté de cœur ». Comment leur foi aurait-elle pu rester intacte si la foi de
leur maître semblait faiblir ?
N’avait-il pas lui aussi peur ?
N’était-il pas en fuite dans des pays païens, indécis sur son orientation future ? La lecture du texte de la multiplication (voir l’
étude détaillée) montre que
les disciples subirent le choc le plus troublant par l’attitude de
Jésus face au défi des
pharisiens. C’est
qu’ils attendaient, eux aussi, le « signe » venant du
ciel, or
Jésus n’avait pas donné de signe, et en plus
il les avait écartés pour
qu’ils ne puissent pas constater son impuissance. Mais celle-ci éclatait au grand jour dans son comportement de peur et de fuite.
Lorsque
Jésus décida d’aller à
Jérusalem,
ils
lui résistèrent : par ce voyage,
n’allait-il pas à la rencontre de ses persécuteurs et de la mort ?
Ils
le suivirent cependant, dans l’espérance, peut-être, que le « signe » tant attendu aurait été donné dans la ville sainte. Mais par tous ses détails et par sa fin, ce séjour devint le signe qui
le condamnait au nom de Dieu. D’abord son arrivée à
Jérusalem, qui fut quasi clandestine et de toute façon ignorée par
le peuple ; son comportement ensuite, qui fut contradictoire parce que polémique et environné de circonspection et de peur, courageux au départ, mais entaché de lassitude et de dépression.
Son attitude à
Béthanie (
voir étude) envers
la femme qui
lui avait oint la tête et les pieds fut sans doute la goutte d’eau qui transforma la crise en « scandale ». Comment se permettait-il cette réjouissance dans un moment de crise et de danger ? Ne
donnait-il pas à ses adversaires un motif de fonder leurs accusations ?
Pouvait-il permettre de faire dépenser une somme folle pour son plaisir, quand
il s’était lancé contre les riches pour les pauvres ? Aux yeux de plusieurs, cet événement fut une lâcheté et une trahison de son propre message, qui manifestait son imposture. Pour d’autres, elle fut le signe d’une crise et d’une lassitude, et peut-être fut-elle ressentie comme une énigme, qui ne faisait qu’accentuer leur situation de crise et de méfiance.
Les jours qui suivirent montrèrent de plus en plus que
Jésus lui-même ne se faisait plus d’illusions sur son sort : la lassitude fut suivie par une dépression qui
l’enfonça dans une expérience de mort.
La fuite des
disciples lors de son arrestation confirma dans les faits une rupture qui s’était déjà opérée dans les âmes. Un seul
disciple – si l’on excepte les femmes, qui aiment en dehors de toute idéologie – voulut encore
le suivre : Pierre.
Matthieu affirme : «
Pierre le suivit de loin, jusqu’à la cour du souverain sacrificateur, pour voir la fin » (
Mt 26:58). Attachement ? Curiosité ? Ou bien fidélité jusqu’à la limite du croyable ? Le mot «
fin » (
telos) que
Matthieu emploie me pousse à cette interprétation.
Pierre fut le dernier
des disciples qui crut encore en
lui, mais
il
le crut dans l’attente du signe que le
Christ caché en
lui pût se détacher de son
incognito pour se faire connaître dans toute sa puissance. Hélas, le
Christ ne se manifesta pas. Quant à
lui, il parvint à
le renier : «
Je ne connais pas cet homme » (
Mt 26:72 ;
74). Cette affirmation n’était pas un mensonge, car
celui
qu’il avait connu n’était pas cet homme-là mais une image qui maintenant disparaissait. «
Cet homme-là » lui devenait autant étranger qu’il l’était à la serveuse du
grand pontife. Et continuant à
l’épier «
de loin »
il vit à la fin le « signe » qui fut la fin de de sa foi et de son espérance.
Les paroles «
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (
Mt 27:46), si elles furent vraiment prononcées par
Jésus, marquèrent pour
lui l’heure de vérité. Elles nous montrent
qu’il avait lui aussi attendu un signe, une présence de son
Dieu,
le Père, afin d’accréditer son message.
Dieu l’ayant abandonné,
il mourait en remettant radicalement en question son projet.
Il eut seulement le temps de sortir de sa vision grandiose et révolutionnaire et de vivre un instant, sans rêve, sa propre existence.
Pierre et d’autres
disciples qui eurent la force et le courage d’être là ne pouvaient interpréter ce cri – car ce fut ce cri qui enfanta l’homme à la mort – que comme l’aveu de son illusion.
Si on lit la narration en mettant entre parenthèses l’interprétation théologique qui l’accompagne – la représentation de la mort comme manifestation de son messianisme – ce cri marque l’effondrement de la foi en
lui :
les disciples auraient-ils pu encore croire en
lui, alors que
Jésus lui-même n’y croyait plus ?
Mais si ces paroles ne furent pas prononcées par
Jésus, elles ne peuvent être comprises que comme une interprétation théologique messianique d’une prise de conscience par
les disciples des conséquences tragiques de la mort de
Jésus et de la fin de la croyance en
lui.