L’écriture  des  évangiles

   Dans ses manifestations, le ressuscité reste équivoque. Il apparaît en effet lui-même, mais déguisé en étranger, ou en jardinier, ou en un personnage aux contours si indécis et nébuleux qu’il est assimilé à un fantôme. Ainsi sa seule présence ne suffit pas pour qu’il soit reconnu par ses disciples, qui ont besoin qu’il montre des signes de son identité. Il est représenté dans les récits moins comme une personne que comme un acteur qui cache son visage sous un masque. Et s’il ôtait ce masque ? Alors les disciples ne le reconnaîtraient pas non plus, puisque son visage aurait changé.
   Car la résurrection n’était pas conçue, comme j’ai eu l’occasion de le dire, comme une simple prolongation de la vie mais comme une transformation de l’être. Tout en restant lui-même, Jésus devenait autre, abandonnant la condition d’être terrestre pour assumer celle d’être céleste propre au Christ. Le déguisement décrit par les textes n’est qu’une forme dramatique qui traduit ce changement. Le masque montre que désormais il n’a plus l’aspect d’un homme souffrant, humilié et crucifié, mais celui d’un être glorieux que les yeux de la chair ne peuvent pas regarder. Le masque couvre une réalité qui échappe, mais dont on croit à l’existence.
   Ces récits dramatiques ne sont pas de simples artifices littéraires. Ils se rapportent au contraire à un moment précis où la problématique de la foi débouchait dans le discours proprement théologique. Les disciples avaient franchi toutes les étapes du premier discours, qui les avait menés à la reconnaissance de Jésus-Christ et du Christ en Jésus. Ils connaissaient l’existence du Christ, mais il leur restait à en connaître l’essence. Qui était ce Christ qui n’existait qu’en Jésus, et qui était ce Jésus qui devenait la réalité vivante du Christ ? Comment associer Jésus et le Christ dans une unité de personne ? Certes, il ne s’agissait pas encore d’une interrogation dogmatique telle qu’elle sera posée deux siècles plus tard, néanmoins elle introduisait dans une recherche qui était déjà théologique, puisqu’elle se posait au niveau de la pensée première.

   Il convient de mettre en relief l’importance de cette nouvelle démarche. En cherchant à comprendre Jésus-Christ les nouveaux croyants sortaient, pour ainsi dire, des limites de l’expérience existentielle pour entrer dans le domaine du concept et de la culture. Il ne suffisait plus de croire que Jésus était le Christ, il fallait aussi conditionner à cette foi l’univers de la pensée. L’affirmation qui avait polarisé leur espérance devenait principe d’une conception du monde et de l’homme.
   Le mot « Christ » n’avait pas été attribué à Jésus en tant que titre honorifique ou que marquant une dignité royale ou sacerdotale, mais en tant qu’il désignait la représentation d’un personnage cosmique qui portait en lui la solution du problème de l’être. Or le Christ était découvert à nouveau dans des dimensions inexplorées : il devait mourir et ressusciter, la mort et la résurrection ne revenaient donc à Jésus que dans la mesure où elles étaient par nécessité au Christ. Elles apparurent donc comme étant la catégorie suprême de l’étant, le rapport fondamental – j’oserai dire dialectique – qui révélait le mystère de la création.

   Je chercherai dans ces pages à exposer la première démarche christologique en m’arrêtant sur la tradition apostolique et sur l’image du Christ chez Paul. Mais qu’on ne se trompe pas sur le mot « christologique » en en limitant le sens au culte et à la foi, car il s’agit de la première synthèse idéologique qui doive être considérée comme la matrice de notre civilisation.