Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
- Introduction
- Modifications des logia
- Contexte et articulation
- Corpus du discours
- Résumé
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte
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Le syntagme du discours une fois cerné, il convient maintenant d’en rechercher la forme. Si l’on jette un regard sur les livres d’histoire, surtout sur les anciens récits comme ceux de Tite Live, de Tacite ou de Flavius Josèphe, on constate que les discours prononcés par les personnages sont le plus souvent fictifs, s’inscrivant moins dans une action réelle que dans le drame joué par les personnages du récit ; si, parfois, ils correspondent à des discours réels, leur structure est littéraire, relevant du style de l’écrivain.
Le discours de Jésus n’a pas été rapporté par les évangélistes selon cette méthode d’écriture : ces écrivains n’ont pas reconstitué ce discours mais en ont transposé l’attribution.
Si l’on tient compte du fait que leur source d’information était un témoignage d’accusation, on doit supposer qu’ils l’ont connu sous une forme proche du reportage original et qu’ils l’ont gardé sous cette forme. La structure linguistique et littéraire que ce discours recevait en devenant discours de Jean ne supprimait pas, dans ce cas, celle qu’il avait en tant que discours de Jésus. Il est légitime d’affirmer que le discours de Jean avait deux référents : l’un était l’événement lui-même, l’autre le discours de Jésus. Il faut donc passer du discours de Jean à ses deux référents.
Dans cette recherche, une considération nous servira de guide : le discours de Jésus était oral et, comme tel, son instance devait s’inscrire dans une situation concrète. En tant que locuteur, Jésus se trouvait face à des interlocuteurs qui, par leur présence et leurs interventions, par leurs gestes et leurs mots, surtout par leurs convictions, conditionnaient son discours.
Dès lors, le sens de celui-ci ne se limitait pas à sa signification (sémantique), mais il était lié directement aux personnes et aux choses, par des noms et des pronoms personnels et des adjectifs démonstratifs. De même que le « je » et le « tu » se rapportent à la relation vivante d’un locuteur à un auditeur, de même les pronoms démonstratifs ne sont pas, à proprement parler, signifiants, mais des signes indicateurs des choses et des moments de la situation d’existence dans laquelle s’inscrit l’instance du discours(1).
En supposant donc que le discours de Jésus a été transmis aux écrivains sous la forme d’un reportage plutôt que d’une expression littéraire et que, dans la traduction écrite, il a été gardé sous cette forme originelle, il nous est possible de l’exhumer en dirigeant notre attention sur les noms, pronoms et adjectifs. Ces signes indicateurs seront pour nous des ouvertures qui nous permettront d’atteindre le discours dans son instance orale, c’est-à-dire dans le mode même où il a fait irruption dans l’histoire. Parcourons-le donc à nouveau.
Il s’adresse tout d’abord aux pharisiens et aux sadducéens, au moment où Jésus en voit venir au baptême. C’est un acte public d’opposition à leur venue, parole qui s’inscrit dans l’instance d’un événement afin de le détourner de son accomplissement. En leur interdisant le baptême, ce discours place les pharisiens et les sadducéens face à Jésus : l’événement rituel de purification cède la place à l’événement idéologique de contestation, l’acte religieux est remplacé par un acte politique. Dès lors, le discours ne peut avoir qu’une forme d’invective, celle-ci étant une des structures propres à la contestation.
Il est impensable que les personnes que Jésus agressait ainsi soient restée muettes, et le discours lui-même traduit d’une façon certaine leur réaction, lorsque Jésus dit : « ne prétendez pas dire en vous-mêmes » (Mt 3:9 ; Lc 3:8). Souvent le nouveau testament fait anticiper ainsi par la bouche de Jésus lui-même des doutes, des interrogations, qui lui étaient adressés par le peuple ou par des adversaires(2) ; les évangélistes y étaient conduits, dans la mesure où ils déclaraient Jésus fils de Dieu, sachant donc à l’avance ce qui allait arriver.
Les chefs des juifs auraient donc répondu à Jésus de façon prompte et directe : « nous avons Abraham pour père ». C’est d’ailleurs la réponse que nous trouvons dans la polémique entre Jésus et les juifs du quatrième évangile (Jn 8:39). Mais Jésus contre-attaque : « car je vous déclare que de ces pierres-ci Dieu peut susciter des enfants à Abraham » (Mt 3:9 ; Lc 3:8). Cette réponse est tout à fait appropriée aux paroles de ses adversaires : logiquement on ne peut affirmer que Dieu suscitera d’autres fils à Abraham que si l’on nie que ses fils sont ses véritables enfants.
On peut arguer que le dialogue entre Jésus et les pharisiens et sadducéens fut plus long, et peut-être encore interrompu par des interventions de ses adversaires. Nous pouvons nous faire une idée de ce dialogue si nous nous rapportons à nouveau au récit de Jean 8.
À partir de ce texte, nous pouvons penser qu’à l’affirmation « nous avons Abraham pour père », Jésus a répondu, comme chez Jean : « Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham » (Jn 8:39). Le sens de l’expression « œuvres » dans le discours serait néanmoins très différent de celui de Jean 8 : tandis que, dans ce dernier, elle signifie la foi en l’événement messianique, elle désignerait ici la pratique du bien selon la justice, c’est-à-dire ces « fruits de repentance » (Mt 3:8 ; Lc 3:8) que précisément les pharisiens et les sadducéens ne produisaient pas. Jésus préciserait ainsi sa pensée, dans le but de faire comprendre à ses interlocuteurs pourquoi ils ne pourront échapper à la colère de Dieu : ils seront condamnés parce qu’ils ne produisent pas les œuvres de justice.
D’où une protestation des juifs, qui se seraient référés aux promesses faites par Dieu à Abraham, dans lesquelles il avait béni sa race : il était impossible que la colère de Dieu frappe de façon définitive cette race qu’il avait bénie comme une génération royale. C’est ici que Jésus a pu répondre, comme dans Jean : « vous n’êtes pas des fils d’Abraham, vous avez pour père le diable » (Jn 8:44). Ceci est confirmé par l’invective dans laquelle Jésus les a traités de « race de vipères » (Mt 3:7 ; Lc 3:7) : race de serpents, donc du tentateur, de Satan.
Les pharisiens et les sadducéens pouvaient-ils laisser Jésus impuni d’un outrage qui frisait le blasphème ? Si nous portons encore une fois notre attention sur la dernière affirmation de Jésus, nous constatons qu’il ne dit pas : Dieu peut susciter à Abraham des enfants « même des pierres », mais « de ces pierres-ci » (Mt 3:9). Le nom est donc déterminé par un adjectif démonstratif, qui ne se réfère pas à un autre mot du discours, mais à des pierres réelles, présentes et perçues au moment du discours. Par ce démonstratif, la parole s’inscrit donc encore une fois dans la manifestation d’existence, la communication avec le monde prévaut sur la signification.
Le baptême de Jean commémorant, entre autres, le passage de la mer Rouge, nous pouvons penser qu’à cet endroit on avait reconstitué le monument que Josué avait fait bâtir de douze pierres, après le passage du Jourdain (Jos 4:19). « Ces pierres-ci » seraient alors le symbole des douze tribus d’Israël, que Jésus considère comme figées à jamais au bord du Jourdain, devenues pierres afin qu’elles ne puissent jamais entrer dans la terre promise.
Mais cette interprétation implique trop d’hypothèses qui ne trouvent pas d’appui évident dans le texte. On pourrait alors affirmer que Jésus n’a fait qu’indiquer les pierres qui l’entouraient et qui parsemaient le lieu : Dieu est si puissant qu’il peut susciter des enfants à Abraham à partir de « ces pierres-ci », qui sont devant nous. C’est le sens le plus immédiat et le plus naturel. Mais, d’une part, cette interprétation ne tient pas compte de la tension existante entre Jésus et ses interlocuteurs, et d’autre part elle ne met les pierres en relation qu’avec les nouveaux fils d’Abraham et non avec ses descendants historiques.
Le récit de Jean 8 permet de résoudre l’énigme de façon surprenante. Dans ce récit les juifs, scandalisés par une affirmation de Jésus, prennent des pierres pour les lancer contre lui : exécution populaire par lapidation(3). L’analogie entre ce récit et la première partie du discours nous autorise à supposer ici le même geste de la part des pharisiens et des sadducéens : contre un homme qui leur dénie la légitimité d’héritiers des promesses et qui ose de surcroît les appeler « fils de Satan » et « race de vipères », la lapidation par jugement populaire semble être la réaction la plus appropriée. Ils prirent donc des pierres pour le lapider, ou du moins le menacer de lapidation. À ce moment-là, Jésus confirma son attaque par la dernière affirmation, sous forme d’oracle : « je vous dis : de ces pierres que vous voulez lancer contre moi, Dieu peut susciter des enfants à Abraham ».
Pour la reconstruction de cette première partie, j’ai sauté le verset 8, qui est étranger à l’invective. On ne comprend pas comment Jésus aurait appelé à la repentance ceux qu’il avait précédemment condamnés comme « race de vipères ». L’appel à produire des fruits dignes de repentance marque plutôt un tournant dans le discours, qui ne s’adresse pas aux pharisiens ni aux sadducéens, mais à la foule des pénitents.
On peut penser que c’est le peuple lui-même qui a détourné Jésus de son invective. Étonné et scandalisé par l’attitude de ce nouveau prophète, il se serait senti concerné au même titre que ceux que Jésus attaquait : si les pharisiens et les sadducéens, en se faisant baptiser, échappaient à la colère de Dieu, que devait faire le peuple ? se faire baptiser, ou renoncer au baptême ? et s’il renonçait au baptême, comment pouvait-il obtenir le pardon des péchés ? La réponse de Jésus paraît tout à fait adéquate : « produisez du fruit de repentance ». Quelle serait l’utilité de ce baptême alors que, dans sa colère, Dieu a déjà mis la cognée à la racine des arbres, prêt à abattre tous ceux qui n’ont pas produit de bons fruits ?
Remettant en question l’efficacité du baptême et le considérant, au moins implicitement, comme aliénant plus que comme signifiant, Jésus ne pouvait échapper à la réaction de Jean et de ses disciples. Rappelons que ce discours éclata au cours de la cérémonie, détournant l’attention des baptiseurs et des baptisés de leur rite de purification, pour la focaliser sur Jésus. Quelle fut la réaction de Jean ? L’analyse de la réponse de Jésus permet de croire que Jean s’est adressé à lui en disant : « Mon baptême n’est pas à moi, mais à celui qui m’a envoyé et qui est derrière moi ». En d’autres termes, Jean a dû revendiquer l’origine divine de son baptême, qui s’insérait dans le cadre de la purification eschatologique annoncée par Ézéchiel.
Mais c’était toucher au point crucial qui séparait Jésus de Jean car, précisément Jésus, attendant de Dieu une purification par le feu, contestait la purification par l’eau. C’est dans ce contexte que le logion concernant les deux baptêmes peut prendre un sens historique et réel. Jésus aurait répondu à Jean : « Tu ne baptises que par l’eau. Celui qui vient derrière toi, Dieu, baptisera par le feu. Il est plus fort que toi et tu n’es pas digne de porter ses souliers » (c’est-à-dire de marcher sur ses traces). C’est une réponse qui, pour n’être pas aussi violente que l’invective contre les pharisiens, n’en est pas moins dure. En s’inscrivant dans le contexte, elle marque une rupture entre Jésus et Jean.
Après le rejet des idéologues du judaïsme et le choc provoqué dans le peuple, cette rupture avec les baptistes créait un vide qui rendait vaine toute autre polémique. Dans ce vide, il n’y avait place que pour une parole venant de Dieu et devant être écoutée sans poser aucune question. C’est dans ce silence entre locuteur et interlocuteurs qu’il faut situer la dernière affirmation de Jésus, qui concerne le jugement final.
Tel qu’il est exposé dans le texte, ce jugement est une parabole qui s’inscrit dans le cadre d’une vision eschatologique, il est assimilé aux travaux suivant la moisson. Dieu est le maître des champs, qui ordonne aux ouvriers de ramasser le blé pour le mettre dans ses greniers et de brûler la paille. Cette image, comme je l’ai déjà souligné, n’est pas tout à fait cohérente avec celles qui expriment le jugement dans les autres allocutions de Jésus. En effet ce jugement, destiné à remplacer le baptême, n’est pas un acte de condamnation mais de purification, dès lors le feu, qui en est le symbole, doit être conçu comme un élément purificateur plutôt que destructeur : non pas celui qui brûle le bois ou la paille, les forêts ou les villes, mais celui qui ôte toute scorie à l’or ou à l’argent. Pourquoi cette incohérence ?
Doit-on supposer que Jésus a employé cette image, mais que l’Église l’a remplacée par la parabole de la moisson à cause de son incompatibilité avec la représentation qu’elle se faisait du jugement ? On peut le penser dans la mesure où, selon la catéchèse de l’Église, le Christ devait justement venir pour récompenser les élus et condamner les méchants. Cette supposition est plus pertinente encore si l’on se rappelle que la parabole du feu purificateur n’est pas absente des Écritures, elle apparaît dans le texte d’un prophète qui, comme nous le verrons par la suite, a été une des dernières références bibliques de Jésus lors de sa formation prophétique, Malachie : « Car il sera comme le feu du fondeur, comme la potasse des foulons. Il s’assiéra, il fondra, il purifiera l’argent, il purifiera les fils de Lévi, il épurera comme on épure l’or et l’argent » (Ml 3:2-3). Si nous mettons ces paroles dans la bouche de Jésus, son discours parvient à une force et à une cohérence qui prouvent en lui la stature d’une personnalité prophétique.
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(1) E. Benveniste, « La nature des pronoms » in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, pp. 251-257. 
(2) Mt 9:4 ; 12:25 ; Lc 6:8. 
(3) Selon le quatrième évangile, Jésus fut souvent menacé de lapidation (Jn 8:59 ; 10:31-39 ; 11:8). Selon Luc, Jésus fut menacé de mort lors de sa première prédication à Nazareth, pour avoir affirmé que Dieu avait privilégié les païens sur les juifs (Lc 4:29). 
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