« SUITE »
Aboutissement
Même pour ceux qui s’y connaissaient déjà un peu, l’effet que provoque
Corpus Christi peut au contraire être illustré en empruntant à un historien cette belle formule : «
éveiller leur intelligence [sur ces problèmes]
, la stimuler, et la rendre de plus en plus consciente ».
Par ces mots que j’extrais de son étude sur
Galilée, l’historien des sciences et épistémologue italien
Ludovico Geymonat caractérise le «
programme de politique culturelle » du célèbre savant. Qu’une telle citation puisse aujourd’hui être appliquée à l’étude scientifique des évangiles, ne relève aucunement du hasard. Selon
Geymonat, c’est précisément le risque d’un tel «
aboutissement » – dont «
Galilée ne semble pas s’être rendu parfaitement compte... [mais]
ses adversaires s’en étaient bien aperçus » – qui a conduit l’Inquisition à isoler ce très grand savant de tout contact avec d’éventuels disciples, de 1633 jusqu’à peu de mois avant sa mort, en 1642.
Bien qu’il me semble erroné sur un point important, le raisonnement de
Geymonat vaut la peine d’être cité
in extenso (c’est moi qui souligne; les caractères gras sont de l’auteur) : «
Il est vrai que Galilée affirma à plusieurs reprises et de la façon la plus nette qu’il n’exigeait la totale autonomie du savoir scientifique par rapport à la Bible que dans le domaine des " discussions concernant les phénomènes naturels
"; mais comment aurait-il pu garantir à l’Église [catholique]
que d’autres – s’engageant dans la voie qu’il avait lui-même ouverte – n’exigeraient pas aussi une liberté analogue dans la discussion des problèmes moraux ou religieux ?... Pourquoi le raisonnement et l’entendement dont nous sommes indubitablement dotés ne seraient-ils pas capables, tôt ou tard, de nous faire appliquer également la rigueur scientifique à l’examen des vérités concernant les questions d’ordre moral ?... Il est indéniable que les théologiens avaient parfaitement raison, de leur point de vue, de prévoir (et de craindre) l’aboutissement – dans un avenir plus ou moins proche, peu importe – à cet état de fait, si dangereux pour eux » (
Galilée, Seuil, coll. ‘Points Sciences’, p. 99).
Il semble bien, et c’est heureux, que cet « aboutissement » tant redouté soit précisément en train de se produire
(1). Du moins en partie car, aujourd’hui comme hier, les «
problèmes d’ordre moral ou religieux » ne sont pas tranchés – et il est impossible qu’ils le soient – grâce à une quelconque «
rigueur scientifique ». En cela, la crainte des autorités ecclésiastiques n’a jamais eu le moindre fondement.
(2)
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(1) « Le croyant [le catholique] apprécie qu’on ait pu montrer que cette foi ne requiert pas la mise en veilleuse d’une certaine forme d’intelligence. Que ceux qui, au contraire le souhaiteraient et tremblent pour leur sécurité pensent aux autres, les plus nombreux, massivement absents des églises et des réunions chrétiennes, et qui ont eu l’occasion d’entrer d’une certaine façon en contact avec Jésus » (Legasse, La Croix, 12/4/97).
(2) Même en France (dont la culture est réputée « rationaliste », voire « anticléricale ») la morale laïque n’est pas allée plus loin que « la conviction d’une affinité profonde entre la maîtrise scientifique et technique et le progrès moral », selon l’analyse de Jean Bauberot (spécialiste d’« Histoire et Sociologie de la Laïcité ») sur la période 1882-1918. D’après lui cette « conviction » a même perdu de sa crédibilité après « l’horreur des tranchées » durant la guerre de 1914-18, la crise économique des années 1930, et enfin – malgré l’intermède de la Résistance – à cause des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie (La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997, pp. 324-325).