ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri




Introduction :

l’esthétique



Sommaire
Avertissement au lecteur
Capoversi
Premiers vers

Introduction
- Une œuvre méconnue
- L’esthétique
- La forme
- La traduction

Aux fidèles d’Amour

Les soixante belles de Florence

Béatrice, dame du secret d’Amour

La dame gentille

Béatrice refuse de saluer Dante

De l’amour à la louange

Lamentations sur la maladie de Béatrice

Mort et glorification

La dame gentille

La Pargoletta

Le refus de la dame gentille

La dame-pierre



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   La liaison de la lyrique de Dante avec la poésie courtoise nous oblige à penser qu’elle n’avait d’autre objet que l’expérience, et aussi une philosophie d’amour. D’ailleurs il l’avait lui-même toujours reconnue comme telle. Quand, dans le Purgatoire, il rencontre le musicien Casella, il l’invite à chanter la chanson Amour qui parle en mon esprit par ces paroles : « Si la loi nouvelle ne t’enlève la mémoire du chant amoureux qui d’habitude apaisait tous mes désirs, il te plaira de consoler mon âme… » (Purg II,39). Oui, même cette chanson, qui est la deuxième du Convivio et donc une des dernières et grandes compositions des Rime, est une poésie d’amour !
   Troubadour, il ne pouvait être poète que dans la mesure où il était amoureux, et il s’agissait d’amour courtois, même si Dante ne se trouvait pas dans une cour mais dans une ville et une civilisation bourgeoise. On ne doit pas s’étonner qu’il envoie à ses amis, eux aussi nouveaux troubadours, le premier sonnet pour Béatrice, leur annonçant ainsi qu’il a une dame, et que par conséquent il est poète d’amour, ayant le droit d’être considéré comme un « fidèle d’Amour ».
   Ni lui ni ses amis, comme Guido Cavalcanti ou Cino da Pistoia, n’ignoraient le code de cet amour, et surtout pas le Traité sur l’amour de Chapelain. Si nous regardons leur expérience telle qu’elle est décrite dans leurs poèmes, on découvre qu’Amour est considéré comme le seigneur auquel on doit obéissance pour le service d’une dame. La passion d’amour est aussi une foi et une initiation d’existence. La relation d’amour lie l’homme à une dame en-dehors du mariage, et doit rester secrète, au point qu’on doit tout faire pour éviter le regard des autres. La dame est vraiment dominae, maîtresse à laquelle l’homme reste lié comme un sujet, soumis à sa volonté, à l’imposition de ses épreuves, à sa grâce, se laissant balloter entre sa séduction et son dédain, son mépris ou sa compassion, son regard et son éloignement, jusqu’à souffrir la mort. Le nouveau poète, comme l’ancien, chante cette femme et ce qu’il sent pour elle, sa passion, ses tourments, son errance, sa joie comme sa souffrance, sa maladie d’amour comme sa béatitude, sa vie comme sa mort.

   Mais chez Dante on trouve une dimension métaphysique qui est absente ou rare chez les autres. Tout en considérant l’amour comme un « accident », une passion, il est cependant convaincu qu’il fait partie du mouvement universel que Dieu impose à la nature et avec lequel il l’ordonne en perfection et en beauté.
   Qu’on se rappelle que pour lui, disciple d’Aristote, les astres et les planètes sont habités et gouvernés par des esprits, des anges, qui les meuvent en contemplant l’image de Dieu, premier amour. Mais quelle est cette image, modèle de l’ordre et de la beauté de l’univers ? C’est la femme, lieu de rencontre des deux regards créateurs. C’est cette image de la femme qui se reflète en toutes les femmes quand elles regardent l’homme pour apporter l’amour créateur dans son cœur. Leur regard a donc la puissance de la lumière, la force de la foudre, le tranchant de l’épée. La rencontre devient intuition poétique.
   Le poète n’est pas tout amant, mais l’amant qui, tout en s’abandonnant à l’amour, sait s’élever à la contemplation du rôle que l’amour joue dans l’existence des amants, dans leur insertion dans l’ordre de beauté et de perfection, en passant de l’accidentel à l’être. La poésie est une vision qui se déclenche dans l’expérience amoureuse.
   Naturellement, le poète est pris par l’amour d’une femme, mais il se dédouble car il est porté à modeler la femme qu’il aime selon la figure propre au rôle qu’elle joue dans le mouvement universel de l’amour, en tant que reflet du modèle divin. La femme est dédoublée par cette image, qui la fait être céleste, ange en correspondance directe avec les anges qui meuvent les mondes. La tâche du poète est de s’élever au-dessus de la passion, qui le pousserait à rester uni à la personne de la femme : dans la mesure où la femme est dédoublée par l’image, lui aussi doit s’élever vers son double, l’homme suit le désir de l’être en se laissant entraîner par le désir de la femme.

   La poésie est donc une nouvelle création, un passage du phénomène d’une rencontre d’amour à un événement d’amour. La rencontre avec la femme devient une apparition, comme être divin, car elle se rend visible par l’image dont elle est revêtue.
   Le lecteur serait tenté de dire que le poète ne se trouve pas devant une femme en chair et en os, mais il se tromperait : Dante se trouve toujours devant une femme réelle, qui sera Bice, Fleurette ou Violette, mais dans la mesure où il la voit dans son apparition poétique, cette femme est transfiguré. Pour la poésie, sa présence réelle est aussi importante que son image, car pour le poète – en ceci est sa foi – la rencontre poétique est une rencontre existentielle de l’homme avec l’univers, du fait d’existence avec l’acte d’être, de la créature avec le Créateur. Si tout le monde peut, la nuit, voir la lune se refléter sur l’eau, le poète est celui qui, saisi par Amour, voit la beauté dans les yeux d’une femme, voit en elle l’ange.

   Pour être poète, il ne suffit pas d’aimer. Puisque le poète, en regardant une femme ou en en étant regardé, s’élève dans la signification de cette expérience d’amour, il cherche à souligner les points qui correspondent le mieux à la réalité signifiée. Il formalise donc son expérience en en tirant un guide d’expression.
   En d’autres termes, il voit dans la femme ce qui est susceptible de la transfigurer et de le transfigurer, ou de lui faire découvrir son rôle dans le jeu universel de l’être. Les yeux avant tout, d’où jaillit le regard comme reflet de la lumière céleste, du mouvement d’amour ; la couleur, qui peut être pâle, diaphane, perlée ou obscure selon les reflets de la lumière ; son sourire, ses mouvements susceptibles de faire découvrir les mouvements des cieux… Mais aussi ses attitudes intérieurs, son dédain, sa distance, sa pitié ou son amour, selon qu’elle aussi est tentée de s’intéresser à son propre sujet et au rôle qu’elle joue dans l’univers.

   Ce code écarte donc la femme dans sa réalité comme sujet pour ne saisir d’elle que les notes propres à son rôle, mais il oblige aussi l’homme à prendre du recul envers lui-même.
   Ce code dévirilise-t-il donc l’homme et désexualise-t-il la femme ? On serait tenté de le dire, d’autant plus que, chez Dante du moins, le code semble exclure le baiser. En effet, parmi les beautés de la bouche, Dante inclut le sourire et la parole, mais pas le baiser. Je l’ai cru longtemps, mais une analyse plus approfondie m’a convaincu que le sexe n’est pas exclu, dans la mesure où les poètes et Dante suivaient une réminiscence platonicienne selon laquelle il existe une Vénus céleste et une Vénus terrestre : si la Vénus terrestre pousse au sexe, la Vénus céleste appelle à l’union des corps au-delà du sexe, comme désir.



c 1977




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