ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri




La dame gentille :

dame m’est apparue




Vita Nuova XXXIV

PRIMO COMINCIAMENTO    

  Era venuta ne la mente mia
la gentil donna che per suo valore
fu posta da l’altissimo signore
nel ciel de l’umiltate, ov’è Maria.

SECONDO COMINCIAMENTO    

  Era venuta ne la mente mia
quella donna gentil cui piange Amore,
entre ’n quell punto che lo suo valore
vi trasse a riguardar quel ch’eo facia.


  Amor, che ne la mente la sentia,
s’era svegliato nel destrutto core,
e diceva a’ sospiri : « Andate fore » ;
per che ciascun dolente si partia.

  Piangendo uscivan for de lo mio petto
con una voce che sovente mena
le lagrime dogliose a li occhi tristi.

  Ma quel che n’uscian for con maggiore
pena,    
venian dicendo : « Oi nobile intelletto,
oggi fa l’anno che nel ciel salisti ».

  PREMIER COMMENCEMENT    

  Dame m’est apparue en fantaisie,
Cette gentille qui, par sa valeur,
Fut élevée par le Très Haut Seigneur
Au ciel d’humilité, où est Marie.

  SECOND COMMENCEMENT    

  Dame m’est apparue en fantaisie
Cette gentille qu’Amour le Seigneur
Pleure, précisément où sa valeur
Vous attira pour regarder ma vie.


  Amour, qui dans l’esprit l’avait sentie
S’était réveillé au creux du cœur,
Disant à mes soupirs : « Allez ailleurs »,
Et tout dolents cherchèrent la sortie.

  En pleurant, ils disaient d’un ton direct
Le beau nom qui souvent captives mène
Les larmes douloureuses à mes yeux.

  Mais ceux qui en sortaient en grande
peine    
Allaient, disant : « Oh ! très noble intellect,
Un an, aujourd’hui, que tu fus aux cieux ».


Sommaire
Avertissement au lecteur
Capoversi
Premiers vers

Introduction

Aux fidèles d’Amour

Les soixante belles de Florence

Béatrice, dame du secret d’Amour

La dame gentille

Béatrice refuse de saluer Dante

De l’amour à la louange

Lamentations sur la maladie de Béatrice

Mort et glorification

La dame gentille
- Dame m’est apparue
- Mes yeux virent
- Les pleurs amers
- Traits de pitié
- Pensée gentille
- Vous qui mouvez

La Pargoletta

Le refus de la dame gentille

La dame-pierre



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

   À partir de ce poème, nous pouvons affirmer que Dante avait accepté la mort de Béatrice, dans l’esprit franciscain qu’il avait pressenti dans la première chanson. Béatrice a été si gentille, qu’en mourant elle a rendu gentille la mort elle-même, en la faisant entrer parmi les servantes amoureuses de la courtoisie. Dante semble répéter « Loué sois-tu, Seigneur, pour notre mort corporelle », mais ce sentiment ne l’empêche pas d’être triste et déprimé, au contraire, car plus Béatrice est censée être heureuse au ciel, objet de l’amour de Dieu, plus il se sent loin d’elle : il ne peut l’atteindre que par la mort.
   On sait par la Vita nuova qu’il passa presque une année dans la détresse, fuyant ses amis et ses occupations civiles. C’est sans doute à cette époque que se réfère le sonnet de Cavalcanti disant qu’il était passé chez lui mille fois et l’avait toujours trouvé opprimé par de sombres pensées.

   Le jour de l’anniversaire de la mort de Béatrice, l’âme du poète changea. Il raconte dans la Vita Nuova : « En ce jour en lequel s’accomplissait l’année où cette dame avait pris place parmi les citoyens de la vie éternelle, j’étais assis dans un lieu où, évoquant son souvenir, je dessinais un ange sur des tablettes ; et pendant que je dessinais, je tournais les yeux et vis, près de moi, des hommes auxquels il était convenable de faire honneur ».
   Dante dessinait un ange… on peut bien croire que cet ange était Béatrice, devenue désormais à tous égards la « dame ange », cette Béatrice qu’Amour avait peinte dans son cœur. On peut se demander pourquoi Dante a cherché à représenter Béatrice par la peinture, qui n’était pas son art, quand il aurait pu le faire par la poésie. Peut-être que la peinture, qui d’après Horace était censée être le modèle de la poésie (Ut pictura poesis), intervenait pour suppléer à une impossibilité : Béatrice était au ciel mais ne lui parlait pas, image de beauté non plus pour les hommes mais pour les bienheureux, il espérait donc mieux fixer son image par le biais de la peinture.
   Mais pendant qu’il dessinait il eut une nouvelle intuition de la bien-aimée, comme si elle l’aimait encore ; les peines qui tourmentaient son cœur sortirent avec ses soupirs, et il se sentit libéré. Béatrice était une image, mais vivant dans son cœur, et la mort n’avait pas rompu la relation d’amour, au contraire, comme si elle était devenue servante amoureuse, elle devenait médiatrice de la relation.
   Dante pouvait maintenant suivre le conseil de ceux qui étaient venus chez lui pour l’appeler à une vie active dans la poésie et dans la ville.

   Au cours de la première année il avait composé des poèmes sur la mort de Béatrice, c’est sans doute à partir de cette occasion qu’il eut l’idée de rassembler tous les poèmes qu’il avait écrits sur elle et de composer un livre en sa mémoire et en son honneur : un roman sur le modèle du roman de la rose de Guillaume de Dole, où l’histoire d’amour alterne avec les poèmes d’amour, mais ici le poète est celui-là même qui fut le sujet de la relation amoureuse.
   Ce livre voulait aussi marquer la fin de la poésie d’amour, en d’autres termes de son action de nouveau troubadour, pour se livrer à une activité de réflexion. En effet, c’est à ce moment qu’il commence à se nourrir de classiques latins, surtout Virgile, Ovide et Horace, cherchant aussi la consolation dans la Consolation de la philosophie de Boèce. S’y ajoute l’engagement dans la vie politique de la ville. Béatrice semble lui demander une poésie qui ne se fonde plus sur le sentiment d’amour, mais sur l’intellect d’amour, et peut-être aussi, à travers la mort, sur le sentiment amoureux.

   Un jour il s’aperçut « qu’une gentille dame, jeune et très belle, le regardait d’une fenêtre, son visage plein de compassion ». On pourrait croire qu’une dame le regardait effectivement, étonnée de le voir dans la rue, si Dante ne précisait que la fenêtre d’où la dame le regardait était celle de ses yeux. Le regard d’une dame l’avait donc suivi dans sa souffrance et dans sa solitude parce qu’elle l’aimait.
   Il serait impossible ici de suivre les exégètes du poète pour chercher à connaître la personnalité de cette dame gentille, d’ailleurs mon propos est de souligner la trame sans pour autant chercher à en connaître les justifications. Je suis enclin à penser que cette dame gentille qui se manifeste comme amoureuse précisément à la mort de Béatrice en montrant, comme nous le verrons, un amour qui rayonnait de cette pitié qui manquait à celui de Béatrice, ne peut être que cette même dame gentille que Dante avait aimée pour détourner les regards de son amour pour Béatrice : elle l’avait aimé, mais l’avait abandonné dès qu’elle avait compris que Dante ne s’était mis en relation avec elle que pour protéger le secret de son amour pour Béatrice. Bien que ne sachant probablement rien du code d’amour courtois qui défendait à l’homme d’aimer deux femmes à la fois, elle avait assez conscience de sa dignité de femme pour ne pas se laisser aimer par simulation.
   Il ne l’avait pas revue, même s’il avait écrit une chanson pour obtenir son pardon et sa grâce. Elle continua cependant à l’aimer, et on peut penser qu’à la mort de Béatrice elle ait tenté de l’attirer de nouveau par l’éclat de ses yeux qui l’avaient séduit lors des louanges à la Sainte Vierge. Elle interpose de nouveau son regard entre Dante et Béatrice, mais avec plus de conviction de réussir, c’est pourquoi elle s’est mise à la fenêtre de ses yeux, pour lui manifester son amour et sa compassion.
   Et ses yeux ne pouvaient pas faillir ! Par les quatre sonnets qu’il composa pour elle, nous pouvons connaître les moments les plus importants de la nouvelle relation. Au commencement Dante, frappé par le regard de celle envers laquelle il a été si vil, cherche à se soustraire, d’autant plus qu’il remarque qu’elle ne le fait pas par vengeance mais par amour. Il revient donc à elle, en se demandant cependant s’il est bien de renouer une relation d’amour avec elle, sans rompre celle avec Béatrice à laquelle son cœur est toujours lié. Peut-être est-il même convaincu qu’il est maintenant davantage tenu à garder son secret d’amour et qu’il n’a pas à s’engager avec elle pour le protéger, d’où la crainte de trahir son amour pour Béatrice s’il se lie de nouveau à la dame gentille.
   Il en veut à ses yeux qui, au lieu de se laisser ravir par le regard de la dame gentille, devraient se lever vers le ciel. Mais au fur et à mesure qu’il parle avec la jeune-femme, il s’aperçoit qu’elle l’aime vraiment, et qu’elle est douce et compréhensive, montrant cette pitié que Béatrice ne lui a jamais donnée. Jamais femme n’avait été si amoureuse de lui, émue par la souffrance qu’il éprouvait pour la mort de Béatrice. Il se convainc alors que l’amour qui le pousse à aimer cette femme est celui-là même qui lui fait pleurer Béatrice. L’esprit de Béatrice est dans la jeune femme, il peut donc l’aimer puisqu’en aimant la dame gentille il aime Béatrice elle-même.

   On aurait dû trouver cette attitude dans la Vita Nuova, qu’il a écrite à la même période : il aurait dû passer de Béatrice à la dame gentille pacifiquement, sans rupture, en sorte que ce soit Béatrice elle-même qui lui ouvre le chemin vers la dame gentille, Dante aurait ainsi pu fixer ses yeux dans ceux de la dame gentille, sans pour autant les éloigner du ciel où se trouve Béatrice, et c’est dans ce sens que Dante a composé le sonnet qu’il a placé à la fin de la Vita Nuova. Un soupir sort du cœur du poète et s’élève vers le ciel où l’on voit une jeune-fille couronnée de gloire ; à son retour, ce même soupir prononce le nom de Béatrice, mais comme dans une vision de rêve qui semble laisser le poète libre dans sa vie éveillé.
   Mais au contraire la prose qui commente le poème parle d’un véritable conflit, pas entre Dante et la jeune-femme, mais dans l’esprit de Dante qui se convainc que son désir est coupable et ne vient pas d’une inspiration de vertu mais d’une vaine tentation. Il rompt alors avec la dame, refusant de se donner à elle pour rester fidèle à Béatrice. On s’aperçoit cependant que cette issue s’accorde mal aux poèmes, car aucun d’eux ne manifeste ce sens.
   Que s’était-il passé ? Laissons les exégètes à leurs recherches… Je crois pour ma part que la jeune-femme s’est comportée avec Dante de la même façon que du vivant de Béatrice. Elle s’était aperçue que, maintenant encore, Dante ne l’aimait pas pour elle-même mais en fonction de Béatrice, or il n’est pas permis à l’homme d’aimer deux femmes en même temps, même si l’une d’elles est morte. La dame gentille le rejette donc et exige, s’il la veut vraiment, qu’il renonce à Béatrice : elle veut désormais rester seule, unique, dame de son intelligence et femme de son cœur. Le poète ne l’a pas accepté et s’est vanté d’avoir aimé Béatrice et rejeté la dame gentille.

   Nous constatons cependant qu’il retourna à elle. La chanson Voi che intendendo, qui est la première du Banquet, est un poème dans lequel Dante rappelle ce conflit, mais n’aboutit pas à donner la victoire à Béatrice, mais au contraire à la dame gentille.
   Dans cette chanson la dame gentille est proclamée dame, remplaçant Béatrice. Et quelle victoire ! Elle est à la mesure de la bataille qu’elle avait engagée moins contre Dante que contre Béatrice. Celle-ci s’était unie à Dante par un amour qui l’avait contraint à simuler l’amour avec elle pour garder leur secret, maintenant c’est elle qui contraint Dante à se lier à elle jusqu’à oublier la morte, jusqu’à la déchoir sur terre de la dignité de dame, alors qu’elle est couronnée au ciel : qu’elle soit pour Dieu, mais qu’elle n’existe plus, même morte, pour un homme.
   Après son refus, Dante fut à ses pieds : il n’accepta pas de mourir à l’amour pour rester lié à Béatrice et poursuivit le chemin de l’amour pour le charme d’une femme. Ce changement fut favorisé par la mutation profonde de sa culture. Il s’engagea en effet dans l’étude des poètes classiques, mais aussi des philosophes, surtout Aristote et Thomas d’Aquin : son univers n’était plus celui des sentiments et de la passion, mais de l’esprit (de la mente). Peut-être aussi comprit-il qu’il était faux de croire que Béatrice agissait dans son âme par la médiation d’une femme et que, au ciel, elle aimait être vue dans le miroir d’une dame terrestre, car Béatrice attendait de se manifester par elle-même, quand son âme serait en mesure de la recevoir et de la chanter. C’est par cette conviction que Dante finit la narration de la Vita Nuova.



c 1977




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