Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri

   Nous savons, par le sonnet concernant un rêve sur Béatrice que Dante avait envoyé aux « fidèles d’Amour » pour qu’ils l’interprètent, et par le commentaire qu’il en fait dans la Vita Nuova, que le poète avait choisi Béatrice comme dame dans une relation d’amour courtois et qu’elle y avait consenti. Mais nous savons aussi, par le même récit et par d’autres poèmes, que la jeune-fille avait rompu leur relation amoureuse, allant même jusqu’à refuser de le saluer.

   Histoire ou roman ? Qu’il s’agisse d’une histoire ou d’un roman, on devrait toujours s’attendre à ce que le poète ait composé des poèmes d’amour pour sa dame avant qu’elle ne le quitte. En effet, si on suit la praxis amoureuse selon les traités d’amour, il s’agit du moment le plus exaltant et le plus poétique de la relation. L’amant découvre sa dame et se soumet à elle comme un vassal à son seigneur, prêt à lui donner les garanties de sa fidélité. En général la dame, avant de se donner à lui dans les limites de la courtoisie, l’oblige à des épreuves difficiles, aptes à le rendre digne de recevoir le baiser, première étape du don d’amour. L’amant se lie, en s’astreignant au secret et en suppléant par la poésie aux limites imposées au plaisir d’amour par les épreuves.
   Que le fait soit vrai ou seulement fictif, on devrait s’attendre à trouver dans cette période de nombreux poèmes adressés à Béatrice ou sur elle. Au contraire on ne trouve presque aucun poème concernant Béatrice pour cette période dans la Vita Nuova, si ce n’est la ballade (V.N.XII) que Dante compose pour l’apaiser, à la suite de son refus de le saluer. Cela semble impossible, d’autant plus que Dante a composé, pendant cette période, des poèmes d’amour pour d’autres femmes, comme cette dame gentille qu’il aurait choisie pour détourner l’attention de son amour pour Béatrice.
   Il faut donc penser que le poète a jugé bon de ne pas les insérer dans le recueil et qu’ils se trouvent dans les Rime. En effet, dans celles-ci, on trouve plusieurs poèmes susceptibles d’être consacrés à Béatrice, et aussi deux chansons, dont une nomme explicitement la jeune-fille, Le douloureux amour. Il s’agit de la chanson à laquelle j’ai fait allusion dans l’introduction, et qui peut être considérée comme la clé de voûte dans la solution du problème de la valeur historique de la Vita nuova, car dans cette chanson, tout en retrouvant Béatrice comme dame d’amour présupposée par le sonnet, on découvre qu’avant de de se séparer du poète elle s’est jouée de lui, ne le mettant pas à l’épreuve pour le rendre digne de ses faveurs mais pour le dégoûter de l’amour et l’éloigner d’elle. Il suffit pour l’heure de porter attention à l’affirmation « Par celle meurt qui a nom Béatrice ».
   Nous savons donc que Dante n’a pas inséré ce poème dans le recueil de la Vita nuova, non pas pour des raisons littéraires, mais parce qu’il donnait une image de la Béatrice réelle opposée à celle de la Béatrice du récit. Celui-ci est donc un roman, même s’il est fondé sur une expérience réelle. En réinsérant ce poème, nous pouvons donc passer du roman à l’histoire, et avoir un critère pour découvrir dans les Rime d’autres compositions concernant le même thème.
   Des questions se posent sur la relation d’amour entre Béatrice et Dante. Pourquoi la jeune-fille a-t-elle accepté le rôle de dame quand elle avait seulement envie de rompre avec le poète ? Pourquoi jouer au point de faire souffrir la mort à son partenaire ? Mais quel a été en réalité le comportement du poète ? A-t-il été seulement victime ? Que s’est-il passé dans leur rencontre pour qu’elle dise l’aimer et s’échappe, ne jouant son rôle de dame que pour se jouer de lui ? Qui était donc Béatrice ? Apprêtons-nous à lire les poèmes, qui seuls peuvent révéler les sentiments au moment où ils ont été écrits.