ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri




Béatrice, dame du secret d’Amour :

je meurs par celle qui a nom Béatrice




Attribution douteuse XLIII

  Non v’accorgete voi d’un che si smore
e va piangendo, sì si disconforta ?
lo prego voi, se non vi sete acorta,

che lo miriate per lo vostro onore.

  E’ si va sbigottito, in un colore
che ’l fa parere una persona morta
con tanta pena che ne li occhi porta,
che di levarli già non ha valore.

  E quando alcun pietosamente ’l mira,

lo cor di pianger tutto li si strugge,
e l’anima sen dol sì che ne stride :

  e se non fosse ch’elli allor si fugge,
sì alto chiama voi quand’ei sospira
ch’altri direbbe : « Or sappiam chi
l’ancide ».             


  Ne vous apercevez-vous d’un qui se meurt
Et pleure tant que jamais se conforte ?
Je vous prie, si de lui vous importe,
Que vous le regardiez pour votre honneur.

  Il s’en va, effrayé, d’une couleur
Qui l’assimile à une personne morte
Et dans les yeux autant de peine porte
Qu’en les ôtant en prouverait douceur.

  Et quand quelqu’un par compassion le mire
Son cœur par les sanglots se détruit
Et l’âme crie, de douleur éperdue :

  Et s’il n’était qu’aussitôt il s’enfuit
Si fort il vous appelle quand soupire
Que tous diraient : « Nous savons qui le
tue ».     



Rime LXVIII

  Lo doloroso amor che mi conduce
a fin di morte per placer di quella
che lo mio cor solea tener gioioso,
m’ha tolto e toglie ciascun dì la luce
che avean li occhi miei di tale stella,
che non credea di lei mai star doglioso :
e ’l colpo suo c’ho portato nascoso,
omai si scopre per soverchia pena,
la qual nasce del foco
che m’ha tratto di gioco,
sì ch’altro mai che male io non aspetto ;
e ’l viver mio (omai esser de’ poco)
fin a la morte mia sospira e dice :
« Per quella moro c’ha nome Beatrice ».

  Quel dolce nome, che mi fa il cor agro,
tutte fiate ch’i’ lo vedrò scritto
mi farà nuovo ogni dolor ch’io sento ;
e de la doglia diverrò sì magro
de la persona, e ’l viso tanto afflitto,
che qual mi vederà n’avrà pavento.
E allor non trarrà sì poco vento
che non mi meni, sì ch’io cadrò freddo ;
e per tal verrò morto,
e ’l dolor sarà scorto
con l’anima che sen girà sì trista ;
e sempre mai con lei starà ricolto,
ricordando la giò del dolce viso,
a che niente par lo paradiso.

  Pensando a quel che d’Amore ho provato,
l’anima mia non chiede altro diletto,
né il penar non cura il quale attende ;
ché, poi che ’l corpo sarà consumato,
se n’anderà l’amor che m’ha sì stretto
con lei a quel ch’ogni ragione intende ;
e se del suo peccar pace no i rende,
partirassi col tormentar ch’è degna,
sì che non ne paventa ;
e starà tanto attenta
d’imaginar colei per cui s’è mossa,
che nulla pena avrà ched ella senta ;
sì che se ’n questo mondo io l’ho perduto,
Amor ne l’altro men darà trebuto.

  Morte, che fai piacere a questa donna,
per pietà innanzi che tu mi dis[c]igli,
va da lei, fatti dire
perché m’avvien che la luce di quigli
che mi fan tristo, mi sia così tolta :
se per altrui ella fosse ricolta,
falmi sentire, e trarra’mi d’errore,
e assai finirò con men dolore.

  Le douloureux amour qui me conduit
Au seuil de la mort pour le plaisir de celle
Qui faisait autrefois mon cœur joyeux
M’ôte la lumière jour et nuit
Qu’avaient mes yeux d’une étoile si belle.
Rêvais-je un amour si douloureux ?
Son coup, qui me restait mystérieux,
Maintenant se découvre par la peine
Laquelle naît du feu
Qui m’a tiré du jeu,
Si bien que je n’attends rien que du mal ;
Toute ma vie (réduite à si peu)
Dit, soupirant jusqu’à son sacrifice :
« Je meurs par celle qui a nom Béatrice ».

  Le doux nom qui me fait le cœur si aigre
Toutes fois que je le verrai écrit
Rendra neuf le mal que je ressens.
Par la douleur je deviendrai si maigre
À l’aspect, le visage si contrit,
Qu’à ma vue on aura un effarement.
Il suffira alors un peu de vent
Pour qu’il m’emporte et je tombe de froid.
Ainsi serai-je tué
Et mon chagrin manifesté
Par l’âme qui s’en ira toute triste ;
Mais il lui restera toujours lié,
En rappelant la joie du doux visage
Qui semble au paradis porter ombrage.

  En pensant à l’amour, à son attrait,
Mon âme ne demande d’autre agrément
Ni d’éviter la peine qui m’attend ;
Mais quand son corps sera en tout défait
L’amour qui m’a lié si fortement
À elle ira chez qui raison entend ;
Et si la paix son péché ne lui rend
Elle aura le tourment que mérite :
Elle ne sera pas craintive
Mais attentive
À invoquer celui qui se meurt
Sentant aucune peine dont elle est fautive.
L’amour que dans ce monde j’ai perdu
Dans l’autre me sera certes rendu.

  Ô Mort, qui fait plaisir à cette femme,
Pitié avant que tu me détruises :
Va chez elle pour qu’elle te dise
Pourquoi la lumière de ses yeux,
Qui me font triste, m’a été reprise :
Si par autre que moi elle fût prise
Que je le sache, et tire-moi d’erreur !
Je finirai avec moins de douleur.


Sommaire
Avertissement au lecteur
Capoversi
Premiers vers

Introduction

Aux fidèles d’Amour

Les soixante belles de Florence

Béatrice, dame du secret d’Amour
- Le baiser
- L’espérance
- Les épreuves
- L’expérience de mort
- La peur
- Je meurs par celle...

La dame gentille

Béatrice refuse de saluer Dante

De l’amour à la louange

Lamentations sur la maladie de Béatrice

Mort et glorification

La dame gentille

La Pargoletta

Le refus de la dame gentille

La dame-pierre



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

   Nous parvenons au poème auquel j’ai fait allusion comme étant la clef qui nous permet de déjouer le double sens de la Vita nuova et de connaître la véritable relation d’amour entre Dante et Béatrice. Il s’agit d’une plainte que Dante lance contre elle, ce qui suffit pour comprendre pourquoi il ne l’a pas insérée dans son petit livre. Nous l’avons placé ici comme aboutissement de la première période de leur relation, d’une part parce qu’il manifeste la prise de conscience de la fin de l’amour, d’autre part parce qu’il n’y fait aucune allusion à la rupture manifestée par le refus de Béatrice de le saluer. Ce refus fera l’objet d’un autre groupe de poésies, au cinquième chapitre.
   S’agissant d’une plainte, Dante a besoin d’un espace plus ample que celui du sonnet. C’est la chanson qui s’est offerte comme la forme la plus adaptée, la ballade étant réservée à des arguments moins tristes. La chanson est courte, contrairement à d’autres, elle se compose de trois stances de quatorze vers, plus une finale de huit vers. Notons que chaque stance a deux vers non rimés, peut-être pour exprimer aussi d’un point de vue formel le désaccord qui existe dans le contenu. Comme dans toute chanson, la rime est complexe, les deux rimes alternant celles des trois vers. Mais, si la forme est complexe, le discours est plan et narratif, loin de la forme stylisée et recherchée des dernières chansons. Dante est loin du style de Guido Guinizelli, on dirait qu’il a pris pour modèle les poètes élégiaques latins : simplicité du discours et ce pathos qui sera propre aux passages les plus lyriques de la Divine Comédie, comme ceux sur Francesca da Rimini.

   Mais, avant d’entrer dans la chanson, je suggère de lire le sonnet Ne vous appercevez-vous d'un qui se meurt



   Jetons maintenant un regard sur le contenu de la chanson. C’est une plainte que l’amoureux prononce contre son aimée pour son infidélité en amour. Il l’accuse d’ôter la lumière de ses yeux, c’est-à-dire de refuser de le regarder et d’échapper à ses regards. Il révèle le nom de l’accusée, Béatrice, sans toutefois trahir le secret d’amour, puisqu’il y avait plusieurs Béatrice dans la ville de Florence. Il la nomme donc par artifice rhétorique, pour faire comprendre qu’elle se comporte à l’opposé de la signification de son nom, qui signifie en effet béatitude, alors qu’elle ne rend pas son amant heureux, mais au contraire le conduit à la mort. La parole accusatrice est au centre de la plainte : « Je meurs pour celle qui a nom Béatrice ».
   Mais vers qui se tourne le poète accusateur ? S’il avait vécu un siècle avant, au temps et dans le régime de l’amour courtois, et s’il n’avait pas été un nouveau troubadour mais un classique, il aurait dû prononcer sa plaidoirie devant une cour d’amour, présidée par des femmes. Mais il ne peut s’adresser qu’aux fidèles d’Amour, c’est-à-dire aux poètes de poésie amoureuse et à leurs dames, ainsi qu’aux femmes qui leur font honneur. Ce sont eux qui représentent dans la ville la conscience de la courtoisie en amour.

   L’accusateur prévoit la défense de l’accusée. Elle refuse de regarder et de se faire regarder non par infidélité en amour, mais en conformité au contrat d’engagement par lequel l’amoureux s’est lié à cette épreuve. Dante fait comprendre qu’il ne s’agit pas d’une épreuve, mais d’une ruse de sa part pour éteindre l’amour qu’il a pour elle. Elle s’est jouée de lui, mais Amour lui-même a déjoué son intrigue, puisque son amour non seulement ne s’est pas affaibli mais s’est embrasé, de sorte que, n’étant pas aimé, il encourt une maladie qui le mène à la mort. Et il montre les signes de cette maladie d’amour : sa maigreur, son affliction, à un point tel que les autres sont épouvantés. Si elle veut sa mort, il mourra, et elle en aura l’entière responsabilité.

   Devant ces faits, l’accusée reconnaît avoir agi par ruse et avoir joué avec lui comme avec un enfant, mais elle y a été contrainte parce que cette relation amoureuse est pécheresse. Dante le sait bien : il ne pourra échapper aux conséquences de ce baiser qu’il lui a dérobé dans le sommeil de son enfance. C’est ce baiser qui les a mis sur le chemin de la mort, ils ne peuvent échapper à cette mort que par la mort à l’amour courtois.
   Il est encore trop tôt pour que Dante comprenne : il est envoûté par la courtoisie, et son esprit est encore en rupture avec l’éthique de la morale religieuse. Pour lui, un des premiers troubadours à avoir introduit la courtoisie dans une ville bourgeoise, seule est valable l’éthique courtoise. Il se refuse à être vil en renonçant à aimer par peur de la mort : tué par sa dame, il ira sans peur devant Dieu pour plaider sa cause contre sa bien-aimée, Dieu étant amour, il saura l’écouter. Et si son péché est si grave qu’il ne lui permette pas d’échapper à la peine éternelle, il ne la craindra pas, car son amour est si fort que son plaisir empêchera qu’il sente la douleur de la peine. Maintenant c’est l’amoureux qui emploie la ruse et se joue d’elle !
   Le problème est donc porté devant le tribunal de Dieu, par la Mort. Entre Dante et Béatrice, il n’y a d’autre intermédiaire que la Mort et Dante s’adresse à elle pour qu’elle lui dise si Béatrice ne l’aime plus parce qu’elle en aime un autre : il mourra, mais dans moins de souffrances.

   Ce poème est la clef de voûte de toute l’œuvre poétique de Dante, non seulement des poésies amoureuses et de la Vita nuova, mais aussi de la Divine Comédie. En effet, de même que dans la Vita Nuova il ne chante pas Béatrice parce qu’elle l’a aimé mais parce qu’elle a refusé son amour, de même dans la Divine Comédie la Béatrice qui le sauve et qui l’accompagne au paradis est celle qui avait renoncé à son amour. Toute l’allégorie de la Divine Comédie repose sur le « non » de Béatrice.



c 1977




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