ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri




Béatrice, dame du secret d’Amour :

le baiser




Vita nuova III

  A ciascun’alma presa e gentil core
nel cui cospetto ven lo dir presente,
in ciò che mi recrivan suo parvente,
salute in lor segnor, cioè Amore.

  Già eran quasi che atterzate l’ore
del tempo che onne stella n’è lucente,
quando m’apparve Amor subitamente,
cui essenza membrar mi dà orrore.

  Allegro mi sembrava Amor tenendo
meo core in mano, e ne le braccia avea
madonna involta in un drappo dormendo.

  Poi la svegliava, e d’esto core ardendo
lei paventosa umilmente pascea :
appresso girl o ne vedea piangendo.

  À chacune âme éprise et gentil cœur
Devant lequel parvient le chant présent,
Afin qu’ils me renvoient leur sentiment,
Salut, au nom d’Amour, notre seigneur.

  Déjà les heures étaient à leur tiers chœur
Et le ciel des étoiles tout ardent,
Quand Amour m’apparut subitement,
Dont la mémoire encor me fait horreur.

  Allègre me semblait Amour tenant
Mon cœur en main ; il avait dans ses bras
Madame enveloppée de draps, dormant.

  L’éveillant, repaissait du cœur brûlant
Doucement, la craintive en ses appas.
Puis s’en aller je la voyais, pleurant.


Sommaire
Avertissement au lecteur
Capoversi
Premiers vers

Introduction

Aux fidèles d’Amour

Les soixante belles de Florence

Béatrice, dame du secret d’Amour
- Le baiser
- L’espérance
- Les épreuves
- L’expérience de mort
- La peur
- Je meurs par celle...

La dame gentille

Béatrice refuse de saluer Dante

De l’amour à la louange

Lamentations sur la maladie de Béatrice

Mort et glorification

La dame gentille

La Pargoletta

Le refus de la dame gentille

La dame-pierre



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

   Selon le récit de la Vita Nuova, Dante aurait rencontré Béatrice alors qu’elle se promenait dans la rue, entre deux femmes âgées, vêtue de blanc. Elle avait le même âge que lui. Elle le salue avec une telle grâce qu’il en reste extasié, croyant voir un être céleste. Rentré chez lui, il se met au lit et dort, faisant le rêve que le sonnet rapporte.
   Or ce rêve ne semble pas correspondre à la rencontre avec Béatrice, tant il est étrange et effrayant : il s’agit d’une vision de cauchemar, qui peut difficilement se rapporter à une rencontre si douce et si céleste. En sachant que ce sonnet précède le récit de la Vita Nuova, il est logique de penser que le rêve se rapporte à une rencontre que le récit en prose veut faire oublier, la remplaçant par une scène de roman courtois. Mais quelle a donc été la première vraie rencontre du poète avec Béatrice ? Nous ne pouvons chercher à la connaître que par l’interprétation du rêve, comme ces « fidèles d’Amour », les poètes auxquels Dante avait envoyé son sonnet.

   Le rêve doit se rapporter à une rencontre d’amour, puisque c’est Amour en personne qui apparaît, tenant dans une main le cœur du poète, et la jeune-fille dormant dans ses bras. Béatrice dort dans le sommeil de l’adolescence, âge où elle ne peut rêver d’une union d’amour. De même, le poète ne peut rêver que d’une fille qui est dans le sommeil de cet âge et qui ne peut être réveillée que par son amour.
   Amour donne à manger à la jeune-fille le cœur du poète. Le symbole est ancien, parmi les plus primitives des images de l’amour. Mais le symbole censure l’acte qui transformera cette rencontre en échec d’amour : Dante, pris par la beauté de la jeune-fille et par son ingénuité, l’embrasse sur la bouche. Malgré la censure, on comprend facilement qu’une femme ne peut manger le cœur d’un homme que par un baiser. La jeune-fille a sans doute rêvé ce baiser dans le sommeil de son adolescence, mais cette fois elle se réveille dans la réalité. Elle prend conscience de franchir le seuil du rêve et de passer à un autre âge, mais elle ne peut que savourer ce cœur doucement. Complètement réveillée, elle prend peur et s’enfuit, laissant l’amoureux dans l’angoisse.
   Un baiser est donc à l’origine de l’histoire d’amour de Dante et de Béatrice. Cette affirmation peut étonner, si l’on pense que Dante a présenté Béatrice comme la femme ange et sauveur, et s’est refusé dans toute son œuvre à faire allusion au baiser. Il ne le nomme qu’une fois, dans l’enfer, le mettant dans la bouche de Francesca da Rimini : celle-ci raconte que Paolo, son amant, l’embrasse tout tremblant après avoir lu, dans le Roman de Lancelot, que celui-ci a embrassé Guenièvre sur la bouche. Mais quand on sait que, dans ce roman, ce n’est pas le héros mais la reine qui a l’initiative du baiser, on peut penser que Dante y projetait peut-être le baiser donné à Béatrice. Francesca serait alors l’ombre de Béatrice, au moins de celle qui, dans le premier élan d’amour, avait savouré ce baiser la liant à la personne de Dante.
   Il y aurait beaucoup à dire sur cette interprétation de Francesca da Rimini, mais cela suffit pour nous convaincre de l’impact de ce baiser sur la vie et l’œuvre poétique de Dante. En effet, Dante conçoit la Divine comédie sur la trame du voyage de l’amoureux à la rencontre de son aimée propre au Roman de la rose, mais ce voyage est un retour de purification, en laissant ce baiser dans l’enfer et lui-même, comme amant, mort à l’amour. Francesca est la Béatrice victime de l’amour, Béatrice, celle que le poète rencontre au paradis terrestre, est la Béatrice sublimée que le poète forge à partir de son refus à l’amour.

   Si la rencontre s’est déroulée ainsi, on comprend pourquoi Dante avait ressenti la nécessité de demander l’avis des « fidèles d’Amour » sur cette rencontre, sans en dévoiler le secret. Pouvait-il dire qu’Amour lui avait donné Béatrice comme dame ? Comment devait-il comprendre la fuite de la jeune-fille ?
   Laissons de côté les réponses de ses amis pour croire que Dante a eu la possibilité de rencontrer de nouveau Béatrice, car tous deux se considéraient comme liés par amour. Il est légitime de supposer que le poète a cherché à enlever toute peur de l’âme de la jeune-fille. On sait par le Traité d’amour de Chapelain que, dès le premier contact, la femme se méfie et à peur, tandis que l’amoureux s’efforce de l’apaiser et de l’instruire sur la légitimité et les lois de l’amour. Dante a dû expliquer à Béatrice que ce baiser avait été voulu par Amour, qui désormais les liait pour la vie, non par le mariage mais pour le plaisir et la beauté. Elle lui avait donné ce que d’autres femmes ne concèdent qu’à travers des épreuves, mais il était prêt à donner les preuves de fidélité d’amour que Béatrice aurait exigées.
   C’est à ce moment que Béatrice, bien éveillée dans sa conscience de femme, lui aurait imposé comme épreuve de supporter avec indifférence de n’être pas aimé par elle. Le poète accepta, mais il ne tarda pas à comprendre que la très gentille, celle qui avait nom Béatrice, ne cherchait que sa mort et que l’épreuve n’était qu’un jeu visant à le détourner d’elle.



c 1977




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th03010 : 19/04/2021