Parmi ceux auxquels
Dante envoie
le sonnet, on compte Dante de Maiano,
Lapo di Gianni, et surtout le chef de file
Guy Cavalcanti et le jeune poète
Cino da Pistoia.
Le sonnet est un salut qu’il leur envoie, mais aussi l’annonce énigmatique de sa
dame vue en rêve. Ses amis ne pouvaient donc connaître
sa dame qu’en énigme, dans le secret de son amour et,
poètes, devaient aussi se montrer un peu « vates », c’est-à-dire prophètes de son amour. Parmi les réponses, nous conservons encore celles de Cavalcanti, de
Dante de Maiano, et peut-être de
Cino da Pistoia.
Dante commence donc sa première période de
trouvère dans cette ville bourgeoise qu’est Florence. On aurait pu s’attendre de sa part à ce
qu’il compose d’autres sonnets pour
elle, mais aucun autre sonnet n’apparaît dans la
Vita nuova.
Cela est étonnant, si on ne tient pas compte du fait que, parmi les poèmes de cette époque concernant
Béatrice, il y a une chanson,
Le douloureux amour, où
il se plaint de ne pas voir Béatrice, plainte d’autant plus significative que
le poète s’exclame «
par celle meurs qui s’appelle Béatrice ». La
Béatrice de ce poème extravagant – comme les critiques appellent les poèmes qui ne sont pas contenus dans la
Vita nuova – est à l’opposé de l’image de
Béatrice que la
Vita nuova en donne. On peut légitimement penser, en se conformant à la coutume de l’amour courtois, que
Béatrice, acceptant d’être dame, avait soumis
Dante à des épreuves, parmi lesquelles celle de s’abstenir de la voir, et naturellement de garder son amour secret.
Le secret obligeait les amoureux à tout faire pour que leur amour ne soit pas connu, ni même soupçonné. Ils devaient afficher de l’indifférence et l’amoureux devait détourner les regards des tiers en établissant des relations équivoques avec d’autres femmes, en simulant des amours qui n’étaient pas vraies mais auraient pu l’être.
Dante cherche donc des relations avec des femmes dans ce but.
Un jour
il est frappé par le regard
d’une femme, dans une église où se trouvait aussi
Béatrice.
Il profite de ce regard, dont tout le monde s’était aperçu, pour nouer une relation avec
elle qui durera quelques années. Mais jusqu’où cette fiction pouvait-elle durer ? Le fait est
qu’il a aimé
cette femme et
qu’il en a été aimé. Il s’agit de cette « dame gentille » pour laquelle
il a composé des poèmes et
qu’il a placée au milieu (à la trentième place) des soixante plus belles femmes de
Florence (
voir). C’est à
elle aussi que
Dante fait allusion dans le célèbre
sonnet à Cavalcanti, sonnet qui chante l’idéal de l’amour courtois. Il apparaît que
Dante avait deux dames, l’une secrète et l’autre visible et reconnue, mais simulée parce que visant à cacher la première… Et les deux dames ne savaient rien l’une de l’autre.
Mais la
dame gentille
le quitta, sans doute – pensons-nous – parce qu’elle s’était aperçue de ce qui ne pouvait être à ses yeux qu’une supercherie.
Dante chercha par la suite à renouer une relation avec
elle,
Béatrice restant cachée dans son éclipse, mais la
dame gentille se refusa, en sorte que
Dante se sentit contraint à se lier à une autre dame, amour qui alla au-delà des limites des règles de la courtoisie. C’était trop pour continuer à croire
qu’il visait à garder secret un amour qu’en fait
il violait. Les gens s’aperçurent de cette nouvelle relation et
Béatrice constata le comportement lâche de
son amant, auquel
elle s’attendait peut-être ; non seulement elle
l’abandonna, mais elle refusa même de
lui adresser le moindre salut.
Dante tomba dans un désarroi qui frisait l’angoisse.
Il chercha à se réconcilier avec
elle en composant une
ballade d’excuse, croyant obtenir
d’elle une compréhension profonde, mais aucune réponse.
Elle répondit un peu plus tard en
le faisant inviter à une fête, sans cependant
lui dire
qu’elle serait là.
Dante y va en toute confiance, et se trouve en face de
Béatrice dont
il ne peut soutenir le regard.
Béatrice et les autres femmes lui ont tendu un piège, pour l’humilier et montrer
qu’il ne mérite pas d’être aimé,
puisqu’il ne supporte pas le regard des dames et tremble par manque de valeur.
Dante voit dans ce comportement un jugement d’amour que les dames lui portent en le rejetant hors de la courtoisie.
Il écrit des sonnets pour
se plaindre et
se défendre, mais trop tard ;
il sait d’ailleurs
qu’il a transgressé les commandements de l’amour, qui interdisent à un homme d’aimer deux femmes en même temps, les artifices pour garder le secret d’amour ne doivent pas aller jusqu’à aimer les femmes ou à les tromper par un amour simulé.
Mais
le poète sauve l’amant. Il constate que, plus
elle s’est éloignée physiquement de
lui, plus son image est souveraine dans son âme, expression de beauté et de vertu. Il n’interprète pas son refus comme un manque d’amour, mais par une révélation
d’Amour en
elle,
Amour qui veut
qu’elle ne soit objet de regard et d’amour que du
Créateur.
Amour
la lui enlève pour l’offrir au regard de Dieu.
Il reste donc mentalement attaché à
elle, à son image qui exprime son nouveau rôle dans le processus d’amour.
S’il ne peut plus
la désirer, ni se plaindre d’elle, ni manifester l’angoisse de son cœur, car
elle ne lui appartient pas,
il peut
la chanter en célébrant ses vertus et sa beauté. Dante passe donc d’une poésie propre à la comédie d’amour à une poésie de louange, au sens de l’Ode latine. Personne ne pourra empêcher cette nouvelle existence dans son esprit.
Sa poésie fait un saut qualitatif, comme son expérience d’amour. Cette nouvelle période s’ouvre avec la chanson
Donne che avete l’intelletto d’amore, suivie d’autres sonnets où
il présente une nouvelle image, céleste, de
Béatrice. Son visage n’est plus pâle d’amour, mais couleur de perle : la médiation, la sublimation du visage de la femme dans le modèle divin de beauté.
En
lui consacrant une poésie de louange (
laude),
Dante prévoit implicitement sa disparition imminente.
Il avait dit dans la chanson
Vous qui avez l’intelligence d’amour que les
anges demandaient à
Dieu d’élever
Béatrice de la
terre au
ciel, et
Béatrice tombe malade. Dans un moment de délire
il
la voit morte, et l’événement prend dans son imagination l’aspect d’un cataclysme universel : avec
elle le soleil sombre et les
étoiles tombent, mais
elle est élevée au
ciel.
Après sa mort,
il se montre moins tragique dans ses lamentations, comme
s’il avait vraiment compris que
sa bien-aimée est désormais auprès de
Dieu et des
anges, dans le lieu de béatitude porté par la signification de son nom.
Il compose une chanson où sa détresse se convertit en prière, l’esprit de
François
d’Assise le saisit car la mort est devenue sa sœur. Il comprend qu’il ne peut plus
l’atteindre par sa poésie d’amour, il faut qu’il arrive à une poésie qui aille au-delà de la mort et qui
l’inspire par la mort de l’amour, mais il ne peut pas y parvenir seul,
il doit attendre que
Béatrice elle-même l’appelle et l’inspire : dans le dernier sonnet de la
Vita nuova, l’intuition de la
Divine Comédie semble déjà née.
Il était encore loin de ce degré supérieur de poésie, car la prise de conscience de sa mort
l’avait jeté dans l’égarement spirituel. De son propre aveu, il est resté un an dans sa solitude, comme
s’il refusait la vie. C’est peut-être à cette période que son ami Cavalcanti lui envoya le sonnet lui reprochant sa solitude et son égarement,
I’ vegno il giorno a te infinite volte (XXIX). Sa seule consolation était ses larmes, son amour était si fort qu’il éteignait en
lui tout élan poétique.
Mais un jour
il fut touché par le regard plein de compassion d’une
dame gentille qui
le suivait de sa fenêtre. L’expression est imagée, puisque la fenêtre de l’âme est les yeux. Dante pensa que cette
dame gentille ne pouvait avoir ce sentiment que parce
qu’elle
l’aimait, et de plus elle lui donnait ce que
Béatrice n’avait pas pu ou voulu lui offrir, la pitié.
Qui était
cette femme qui
le poursuivait de ses yeux, qui connaissait sa peine et avait pour lui une compassion amoureuse ? Je pense y reconnaître cette
dame gentille qui
l’avait regardé quelques années avant dans une église et dont il était resté amoureux jusqu’à
la choisir comme
dame-écran. Maintenant que
Béatrice était morte,
elle pouvait espérer être aimée.
Elle
l’aimait sans doute et
elle savait, surtout par ses dernières tentatives et par la chanson,
qu’il l’aurait aimée librement
s’il n’avait été pris par l’amour de Béatrice.
Elle dut cependant s’apercevoir que
Dante restait encore lié à
Béatrice, même morte. Les poèmes que
Dante a écrit au sujet de cet amour révèlent ce conflit intérieur :
il aimait
Béatrice moins pour sa présence physique que pour sa présence dans son âme, la mort ne pouvait pas rompre ce lien. Mais la
dame gentille ne pouvait pas supporter que cet amant se donnât à elle comme substitut d’une autre femme, fût-elle morte,
elle posa donc ses conditions.
Elle aida
le poète à comprendre que, désormais,
il était libre et que la mort de
Béatrice
la mettait en situation d’être à juste titre sa dame. Dante était tiraillé, s’accusant de lâcheté tant envers
Béatrice qu’envers
elle. À la fin prévalut la raison… et l’amour, et
il s’abandonna à
elle, la choisissant comme nouvelle dame.
L’univers mental de
Dante avait beaucoup changé, car
il avait entrepris d’étudier la philosophie. La
dame gentille était la nouvelle dame de son esprit philosophique, comme
Béatrice l’avait été de son esprit lyrique-courtois. Cela
lui ouvrit l’horizon d’une nouvelle poésie, pas encore celle pressentie à la mort de
Béatrice – la poésie par la mort de l’amour – mais une poésie dans l’amour comme principe du mouvement de la pensée et de la vie, comme
s’il avait eu l’intuition de deux modèles de beauté, dont l’un permettait à l’amour de rayonner au
ciel et l’autre sur la
terre. Et
il composa pour
elle une chanson, la première de sa nouvelle poésie,
Voi che intendendo il terzo cielo movete.
Dante pensait-il qu’en retournant à l’amour
il se trouverait de nouveau sur le chemin des soupirs, surtout si la nouvelle dame était cette
dame gentille qui
l’y avait mené ? Amour exige la fidélité entre l’homme et la femme, mais
il n’est fidèle ni à l’homme ni à la femme : ayant blessé le cœur de
Dante par les regards de la
dame gentille,
il
le frappe encore par d’autres yeux, ceux d’une très jeune femme, d’une « petite enfant ». Quoique très belle, la
dame gentille ne pouvait plus avoir l’éclat d’une jeune-fille entre l’adolescence et la jeunesse, bouton de rose en train d’éclore, plein de surprises dans sa couleur et dans son parfum.
Dante était désormais tourné vers le
ciel étoilé, et ce
ciel lui faisait connaître une autre étoile.
Pour
cette jeune beauté
il a composé
une ballade, sans doute sa plus belle du point de vue lyrique. Mais
l’aimait-elle ? Absolument pas !
Elle apparaît pour montrer l’attrait de l’amour, mais pas pour aimer : attrait entre le sourire et l’orgueil, la séduction et le rejet, dernier jeu de l’adolescence et premier vol de la jeunesse.
Le poète compose encore
quelques poèmes sur son manque d’amour, et enfin
une chanson dans laquelle
il
la reconnaît comme sa dame, mais à un autre niveau que la
dame gentille, dame de beauté et non de courtoisie :
elle rayonne toute la beauté des
cieux, comme la
dame gentille leur courtoisie.