ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris


Les poèmes d’amour
de  Dante  Alighieri




Introduction :

la forme



Sommaire
Avertissement au lecteur
Capoversi
Premiers vers

Introduction
- Une œuvre méconnue
- L’esthétique
- La forme
  . La forme parfaite
  . Poésie et expérience
    d’amour
  . Le sonnet introductif
- La traduction

Aux fidèles d’Amour

Les soixante belles de Florence

Béatrice, dame du secret d’Amour

La dame gentille

Béatrice refuse de saluer Dante

De l’amour à la louange

Lamentations sur la maladie de Béatrice

Mort et glorification

La dame gentille

La Pargoletta

Le refus de la dame gentille

La dame-pierre



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

Le sonnet introductif
de la
Vita nuova


   Parmi ceux auxquels Dante envoie le sonnet, on compte Dante de Maiano, Lapo di Gianni, et surtout le chef de file Guy Cavalcanti et le jeune poète Cino da Pistoia. Le sonnet est un salut qu’il leur envoie, mais aussi l’annonce énigmatique de sa dame vue en rêve. Ses amis ne pouvaient donc connaître sa dame qu’en énigme, dans le secret de son amour et, poètes, devaient aussi se montrer un peu « vates », c’est-à-dire prophètes de son amour. Parmi les réponses, nous conservons encore celles de Cavalcanti, de Dante de Maiano, et peut-être de Cino da Pistoia.

   Dante commence donc sa première période de trouvère dans cette ville bourgeoise qu’est Florence. On aurait pu s’attendre de sa part à ce qu’il compose d’autres sonnets pour elle, mais aucun autre sonnet n’apparaît dans la Vita nuova.
   Cela est étonnant, si on ne tient pas compte du fait que, parmi les poèmes de cette époque concernant Béatrice, il y a une chanson, Le douloureux amour, où il se plaint de ne pas voir Béatrice, plainte d’autant plus significative que le poète s’exclame « par celle meurs qui s’appelle Béatrice ». La Béatrice de ce poème extravagant – comme les critiques appellent les poèmes qui ne sont pas contenus dans la Vita nuova – est à l’opposé de l’image de Béatrice que la Vita nuova en donne. On peut légitimement penser, en se conformant à la coutume de l’amour courtois, que Béatrice, acceptant d’être dame, avait soumis Dante à des épreuves, parmi lesquelles celle de s’abstenir de la voir, et naturellement de garder son amour secret.

   Le secret obligeait les amoureux à tout faire pour que leur amour ne soit pas connu, ni même soupçonné. Ils devaient afficher de l’indifférence et l’amoureux devait détourner les regards des tiers en établissant des relations équivoques avec d’autres femmes, en simulant des amours qui n’étaient pas vraies mais auraient pu l’être. Dante cherche donc des relations avec des femmes dans ce but.
   Un jour il est frappé par le regard d’une femme, dans une église où se trouvait aussi Béatrice. Il profite de ce regard, dont tout le monde s’était aperçu, pour nouer une relation avec elle qui durera quelques années. Mais jusqu’où cette fiction pouvait-elle durer ? Le fait est qu’il a aimé cette femme et qu’il en a été aimé. Il s’agit de cette « dame gentille » pour laquelle il a composé des poèmes et qu’il a placée au milieu (à la trentième place) des soixante plus belles femmes de Florence (voir). C’est à elle aussi que Dante fait allusion dans le célèbre sonnet à Cavalcanti, sonnet qui chante l’idéal de l’amour courtois. Il apparaît que Dante avait deux dames, l’une secrète et l’autre visible et reconnue, mais simulée parce que visant à cacher la première… Et les deux dames ne savaient rien l’une de l’autre.
   Mais la dame gentille le quitta, sans doute – pensons-nous – parce qu’elle s’était aperçue de ce qui ne pouvait être à ses yeux qu’une supercherie. Dante chercha par la suite à renouer une relation avec elle, Béatrice restant cachée dans son éclipse, mais la dame gentille se refusa, en sorte que Dante se sentit contraint à se lier à une autre dame, amour qui alla au-delà des limites des règles de la courtoisie. C’était trop pour continuer à croire qu’il visait à garder secret un amour qu’en fait il violait. Les gens s’aperçurent de cette nouvelle relation et Béatrice constata le comportement lâche de son amant, auquel elle s’attendait peut-être ; non seulement elle l’abandonna, mais elle refusa même de lui adresser le moindre salut.

   Dante tomba dans un désarroi qui frisait l’angoisse. Il chercha à se réconcilier avec elle en composant une ballade d’excuse, croyant obtenir d’elle une compréhension profonde, mais aucune réponse. Elle répondit un peu plus tard en le faisant inviter à une fête, sans cependant lui dire qu’elle serait là. Dante y va en toute confiance, et se trouve en face de Béatrice dont il ne peut soutenir le regard. Béatrice et les autres femmes lui ont tendu un piège, pour l’humilier et montrer qu’il ne mérite pas d’être aimé, puisqu’il ne supporte pas le regard des dames et tremble par manque de valeur.
   Dante voit dans ce comportement un jugement d’amour que les dames lui portent en le rejetant hors de la courtoisie. Il écrit des sonnets pour se plaindre et se défendre, mais trop tard ; il sait d’ailleurs qu’il a transgressé les commandements de l’amour, qui interdisent à un homme d’aimer deux femmes en même temps, les artifices pour garder le secret d’amour ne doivent pas aller jusqu’à aimer les femmes ou à les tromper par un amour simulé.

   Mais le poète sauve l’amant. Il constate que, plus elle s’est éloignée physiquement de lui, plus son image est souveraine dans son âme, expression de beauté et de vertu. Il n’interprète pas son refus comme un manque d’amour, mais par une révélation d’Amour en elle, Amour qui veut qu’elle ne soit objet de regard et d’amour que du Créateur. Amour la lui enlève pour l’offrir au regard de Dieu. Il reste donc mentalement attaché à elle, à son image qui exprime son nouveau rôle dans le processus d’amour. S’il ne peut plus la désirer, ni se plaindre d’elle, ni manifester l’angoisse de son cœur, car elle ne lui appartient pas, il peut la chanter en célébrant ses vertus et sa beauté. Dante passe donc d’une poésie propre à la comédie d’amour à une poésie de louange, au sens de l’Ode latine. Personne ne pourra empêcher cette nouvelle existence dans son esprit.
   Sa poésie fait un saut qualitatif, comme son expérience d’amour. Cette nouvelle période s’ouvre avec la chanson Donne che avete l’intelletto d’amore, suivie d’autres sonnets où il présente une nouvelle image, céleste, de Béatrice. Son visage n’est plus pâle d’amour, mais couleur de perle : la médiation, la sublimation du visage de la femme dans le modèle divin de beauté.

   En lui consacrant une poésie de louange (laude), Dante prévoit implicitement sa disparition imminente. Il avait dit dans la chanson Vous qui avez l’intelligence d’amour que les anges demandaient à Dieu d’élever Béatrice de la terre au ciel, et Béatrice tombe malade. Dans un moment de délire il la voit morte, et l’événement prend dans son imagination l’aspect d’un cataclysme universel : avec elle le soleil sombre et les étoiles tombent, mais elle est élevée au ciel.
   Après sa mort, il se montre moins tragique dans ses lamentations, comme s’il avait vraiment compris que sa bien-aimée est désormais auprès de Dieu et des anges, dans le lieu de béatitude porté par la signification de son nom. Il compose une chanson où sa détresse se convertit en prière, l’esprit de François d’Assise le saisit car la mort est devenue sa sœur. Il comprend qu’il ne peut plus l’atteindre par sa poésie d’amour, il faut qu’il arrive à une poésie qui aille au-delà de la mort et qui l’inspire par la mort de l’amour, mais il ne peut pas y parvenir seul, il doit attendre que Béatrice elle-même l’appelle et l’inspire : dans le dernier sonnet de la Vita nuova, l’intuition de la Divine Comédie semble déjà née.
   Il était encore loin de ce degré supérieur de poésie, car la prise de conscience de sa mort l’avait jeté dans l’égarement spirituel. De son propre aveu, il est resté un an dans sa solitude, comme s’il refusait la vie. C’est peut-être à cette période que son ami Cavalcanti lui envoya le sonnet lui reprochant sa solitude et son égarement, I’ vegno il giorno a te infinite volte (XXIX). Sa seule consolation était ses larmes, son amour était si fort qu’il éteignait en lui tout élan poétique.

   Mais un jour il fut touché par le regard plein de compassion d’une dame gentille qui le suivait de sa fenêtre. L’expression est imagée, puisque la fenêtre de l’âme est les yeux. Dante pensa que cette dame gentille ne pouvait avoir ce sentiment que parce qu’elle l’aimait, et de plus elle lui donnait ce que Béatrice n’avait pas pu ou voulu lui offrir, la pitié.
   Qui était cette femme qui le poursuivait de ses yeux, qui connaissait sa peine et avait pour lui une compassion amoureuse ? Je pense y reconnaître cette dame gentille qui l’avait regardé quelques années avant dans une église et dont il était resté amoureux jusqu’à la choisir comme dame-écran. Maintenant que Béatrice était morte, elle pouvait espérer être aimée. Elle l’aimait sans doute et elle savait, surtout par ses dernières tentatives et par la chanson, qu’il l’aurait aimée librement s’il n’avait été pris par l’amour de Béatrice.
   Elle dut cependant s’apercevoir que Dante restait encore lié à Béatrice, même morte. Les poèmes que Dante a écrit au sujet de cet amour révèlent ce conflit intérieur : il aimait Béatrice moins pour sa présence physique que pour sa présence dans son âme, la mort ne pouvait pas rompre ce lien. Mais la dame gentille ne pouvait pas supporter que cet amant se donnât à elle comme substitut d’une autre femme, fût-elle morte, elle posa donc ses conditions. Elle aida le poète à comprendre que, désormais, il était libre et que la mort de Béatrice la mettait en situation d’être à juste titre sa dame. Dante était tiraillé, s’accusant de lâcheté tant envers Béatrice qu’envers elle. À la fin prévalut la raison… et l’amour, et il s’abandonna à elle, la choisissant comme nouvelle dame.
   L’univers mental de Dante avait beaucoup changé, car il avait entrepris d’étudier la philosophie. La dame gentille était la nouvelle dame de son esprit philosophique, comme Béatrice l’avait été de son esprit lyrique-courtois. Cela lui ouvrit l’horizon d’une nouvelle poésie, pas encore celle pressentie à la mort de Béatrice – la poésie par la mort de l’amour – mais une poésie dans l’amour comme principe du mouvement de la pensée et de la vie, comme s’il avait eu l’intuition de deux modèles de beauté, dont l’un permettait à l’amour de rayonner au ciel et l’autre sur la terre. Et il composa pour elle une chanson, la première de sa nouvelle poésie, Voi che intendendo il terzo cielo movete.

   Dante pensait-il qu’en retournant à l’amour il se trouverait de nouveau sur le chemin des soupirs, surtout si la nouvelle dame était cette dame gentille qui l’y avait mené ? Amour exige la fidélité entre l’homme et la femme, mais il n’est fidèle ni à l’homme ni à la femme : ayant blessé le cœur de Dante par les regards de la dame gentille, il le frappe encore par d’autres yeux, ceux d’une très jeune femme, d’une « petite enfant ». Quoique très belle, la dame gentille ne pouvait plus avoir l’éclat d’une jeune-fille entre l’adolescence et la jeunesse, bouton de rose en train d’éclore, plein de surprises dans sa couleur et dans son parfum. Dante était désormais tourné vers le ciel étoilé, et ce ciel lui faisait connaître une autre étoile.
   Pour cette jeune beauté il a composé une ballade, sans doute sa plus belle du point de vue lyrique. Mais l’aimait-elle ? Absolument pas ! Elle apparaît pour montrer l’attrait de l’amour, mais pas pour aimer : attrait entre le sourire et l’orgueil, la séduction et le rejet, dernier jeu de l’adolescence et premier vol de la jeunesse.
   Le poète compose encore quelques poèmes sur son manque d’amour, et enfin une chanson dans laquelle il la reconnaît comme sa dame, mais à un autre niveau que la dame gentille, dame de beauté et non de courtoisie : elle rayonne toute la beauté des cieux, comme la dame gentille leur courtoisie.



c 1977




Retour à l'accueil Poésie et expérience d'amour Haut de page La traduction      écrire au webmestre

th00303 : 03/04/2021