La fraction du pain
et le processus diachronique de son sens :
deuxième cycle de textes eucharistiques
Je passe à un nouveau texte, qui est au centre d’une série de récits eucharistiques où la fraction du pain prend sens de la mort du
Christ : «
Le pain que nous rompons, n’est-il pas la « coinonie » au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous serons un seul corps, car nous participons tous au même pain » (
1 Co 10:16-17).
On remarquera que la «
coinonie » n’est plus mise en relation avec la fraction du pain, mais avec la chose signifiée par celle-ci. En outre cette chose n’est pas, contrairement au texte précédent, le partage des biens et de vie, mais «
le corps du Christ ». Un changement s’est opéré au niveau de la référence, l’ensemble du symbolisme restant le même. Mais si le corps du
Christ a remplacé la division des biens, il est légitime de se demander quel est son rapport d’analogie avec la fraction du pain. Celle-ci apparaît dans une variante du texte eucharistique de la cène où
Jésus, en rompant le pain, dit aux
disciples : «
ceci est mon corps rompu pour vous » (
1 Co 11:23-24). L’analogie repose ici sur le rapport proportionnel existant entre pain rompu et corps brisé.
Ce changement s’inscrit dans le cadre d’un processus diachronique du sens. Celui-ci trouve sa source non plus dans la bénédiction céleste du
Christ, mais dans sa mort. Or, en mourant, le
Christ ne peut donner que son propre corps, qui se brise comme un sacrifice expiatoire pour sauver les hommes. Je me contente ici d’attirer l’attention sur le fait que cette mutation de sens n’a pu s’opérer que par un effort de compréhension de la communauté ecclésiale sur le modèle des textes de mystères.
Le partage du pain et de la coupe sont assimilés au repas propre à l’initiation au mystère du
dieu mort, en vue de la résurrection avec lui. C’est pourquoi le mot «
coinonie », tout en gardant à la surface le sens de communauté, se surdétermine par celui de communion. Il s’agit d’une communauté qui trouve son unité dans la communion avec le corps et le sang du
Christ. L’unité que la multitude atteint par le partage du pain trouve sa réalité dans la mesure où ce partage est l’instrument de la communion au corps du
Christ. D’où aussi une dignité majeure acquise par cette communauté : elle devient corps.
La compréhension de ce sens exige aussi une nouvelle lecture du schéma symbolique :
– La ligne (A,B) représente la relation du
Christ avec les croyants, qui ne se réalise plus par un acte de pouvoir mais par le sacrifice de sa mort ;
– le triangle (A,C,B) représente le corps du
Christ qui se brise, en sacrifice pour les hommes ;
– le triangle (A,D,C) est la dimension propre à la fraction du pain, qui recouvre par son signe la donation du corps du
Christ ;
– la ligne (D,C) est le rapport d’analogie existant entre le corps qui se brise et le pain qui se rompt ;
– enfin le cercle (A,C,B,D) exprime la
coinonie en tant que communion avec le corps du
Christ.
Dans cette lecture du schéma, le mot « corps » prime sur les autres car, étant l’unique référent du symbole, il détermine non seulement la fraction du pain, mais aussi la
coinonie. On remarquera aussi que la relation de la fraction du pain et de la
coinonie avec le corps du
Christ n’est plus analogique mais métaphorique : la fraction du pain est le corps brisé, de même que la
coinonie, qui s’établit entre les hommes du fait qu’ils participent à la fraction du pain, est la communion avec le corps du
Christ. D’où l’affirmation que cette
coinonie devient « corps ». Mais est-ce que ce corps est celui du
Christ ? Cette conclusion est inéluctable, bien qu’elle ne soit pas encore exprimée. Dès lors le
Christ ne donnerait pas son corps par une mort qui est passée, mais en prenant corps, en s’incarnant, dans la communauté. Celle-ci participe à son corps dans la mesure où elle devient ce même corps.