La fraction du pain
et le processus diachronique de son sens :
troisième cycle de textes eucharistiques
Dans le récit de la cène de
Luc, on lit que
Jésus, avant la fraction du pain, dit aux
disciples : «
j’ai désiré vivement manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir ; car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu » (
Lc 22:15-16). La Pâque que
Jésus mange avec
ses disciples et qui n’est pas encore accomplie est
Jésus lui-même qui, en mourant, donne son corps pour les hommes. Or la Pâque s’accomplit par la résurrection du
Christ ; il s’ensuit que le
Christ célèbrera d’autres Pâques avec
ses disciples lorsque, ressuscité,
il apparaîtra dans sa gloire.
Luc reste cohérent avec cette affirmation, puisque dans les deux épisodes de l’apparition du
Christ il fait mention d’un repas que
Jésus consomme avec
ses disciples. On trouve aussi un repas
du ressuscité avec
les disciples chez
Jean (
Jn 21:12-13).
Nous nous trouvons face à des textes qui présupposent une interprétation nouvelle de la fraction du pain, qui ne tire plus son sens de la mort du
Christ mais de sa résurrection. Le passage du premier au deuxième sens s’est opéré, à mon avis, par une prise de conscience des implications ultimes contenues dans la doctrine paulinienne de l’eucharistie, car si les croyants, en participant à la fraction du pain, s’offrent au
Christ comme son corps, il s’ensuit que la
Christ ne s’incarne pas comme un mort mais comme un vivant.
Paul avait dit qu’en mangeant ce pain on devait annoncer la mort du
Seigneur «
jusqu’à ce qu’il vienne », et on avait participé à la fraction du pain dans cette attente, croyant
qu’il ne viendrait que pour se manifester au monde. On n’avait pas pris conscience qu’en s’offrant à
lui comme corps, on rendait possible aussi sa présence :
Jésus venait vraiment dans le monde. Le repas en mémoire de
lui prenait la portée d’un souper avec
lui, lieu sinon de sa vision, au moins de sa reconnaissance (
epignosis) par signe. La fraction du pain fut toujours représentative du corps du
Christ, pas de celui de la chair mais du corps céleste que le
Christ avait revêtu pour sa résurrection. La fraction du pain devint une participation à la gloire du
Seigneur, puisque le
Christ s’y donnait en personne.
La lecture du schéma de la fraction du pain est donc changée :
– La ligne de la relation (A,B) représente la manifestation
du ressuscité ;
– le triangle (A,C,B) la participation de la vie
du ressuscité ;
– le triangle (A,D,B) le signe de la fraction du pain ;
– l’axe (D,C) la relation entre le signe et la réalité, la fraction du pain et la vie du
Christ ;
– le cercle (A,C,B,D) la coinonie avec
le ressuscité.
Cet aperçu confirme l’hypothèse de départ selon laquelle, dans le rite, le geste demeure immuable cependant que la parole change selon la succession historique du sens. Or ce sens est sans aucun doute fruit des cultures, dans la lutte pour leur hégémonie au sein des communautés ecclésiales. On aurait donc tort de chercher à définir le rite synchroniquement, car le geste ne reçoit pas le nouveau sens en chassant l’ancien, comme dans la langue, mais en le superposant aux couches précédentes de sens. Le rite devient signifiant moins par un processus d’opposition que de surdétermination, en vertu d’une association qui détruit les différences dans l’unité du vécu. Le sens intégral du rite est recouvré seulement par sa totalité diachronique, alors qu’une approche synchronique serait partielle, limitée à un moment d’une hégémonie culturelle.