Matthieu divise la chaîne des générations de la généalogie de Jésus en trois périodes : d’Abraham à David, de David à la déportation de Babylone et de la déportation à Jésus-Christ. Il affirme que chaque période est de quatorze générations. Or, si nous prenons le soin de les compter, nous trouvons bien quatorze générations dans la première et la deuxième périodes, mais treize seulement de Jéchonias-Salathiel à Joseph-Jésus-Christ. La quatorzième génération manque, comme l’expliquer ?

   On peut répondre que l’écrivain a mal fait ses comptes, mais il serait bien étonnant qu’il se soit proposé de faire cette division par séries de quatorze générations – division qui avait sans doute pour lui une signification symbolique – sans la vérifier, d’autant plus que, s’agissant d’une généalogie non historique, il aurait pu facilement en ajouter une. Il est aussi possible de dire qu’il s’agit d’une erreur des copistes, mais cette réponse n’est que la pilule que les exégètes s’efforcent de faire avaler au lecteur chaque fois qu’ils se trouvent devant une aporie du texte.

   Je pense que ce manque constitue une espèce de lapsus : l’auteur se trouvait devant une génération, celle de Jésus, qui était double, car il s’agissait non seulement de la naissance de Jésus, mais aussi de celle de Jésus-Christ (Mt 1:1 ; 16 ; 18). En effet, en tant que Christ, le dernier rejeton de la généalogie avait un père légal, Joseph, parce qu’il devait naître d’une mère vierge ; mais en tant que Jésus, il naissait d’une femme enceinte par un homme. Il s’agit ici de la condition dans laquelle se trouvait le héros, selon le mythe : il était à la fois fils d’une mère épouse d’un homme et fils d’une vierge épouse d’un dieu. L’évangéliste avait à l’esprit les deux générations – la christologique et l’historique – qui, tout en se situant à des niveaux différents, en venaient à se heurter au sein de la même généalogie. Naturellement, la génération charnelle et historique devenait objet de censure et de refoulement, puisque Jésus ne pouvait naître que du Saint Esprit.
   L’absence d’une génération peut donc s’expliquer par cette censure, d’autant plus nécessaire qu’il s’agissait de refouler que Marie était une adultère et son enfant un bâtard. L’existence de cette génération adultérine se manifeste par le vide que crée son absence. Ici aussi, le Joseph époux de la vierge rejette dans le non-dit du texte l’homme sans nom qui a couché avec Marie.