En jetant un regard rétrospectif sur les récits de Matthieu et de Luc, on constate qu’ils s’articulent sous le thème de la « vierge-mère », avec la différence que le premier prend pour point de départ la « vierge trouvée enceinte », alors que le second écarte ce thème au préalable. Ces deux récits ont une cohérence formelle au niveau du dit, en sorte qu’ils s’offrent comme des contes interprétatifs de la « vierge-mère » de la foi.
   Cependant si le lecteur porte son attention sur la trame de ces récits, il ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle reproduit le chemin parcouru aux temps anciens par une femme trouvée enceinte hors de sa relation de mariage. En effet Marie, tout en ayant été fécondée par le Saint Esprit, est chez l’un contrainte à la fuite pour échapper à la mort et à celle de son enfant, et chez l’autre elle accouche clandestinement et expose son enfant qui est trouvé par des bergers. Comme nous le verrons plus en détails par la suite, cette errance de la vierge-mère coïncide, pour l’essentiel, avec les péripéties de la femme trouvée enceinte qui devait s’enfuir pour échapper aux lois qui la condamnaient comme prostituée ou comme adultère et qui, après avoir accouché clandestinement, était contrainte d’exposer l’enfant pour lui donner une chance de survie.

   On dira sans doute que les motivations des démarches des deux vierges ne sont pas les mêmes car, alors que la vierge trouvée enceinte doit fuir pour échapper à la mort, Marie est en route pour accoucher de l’enfant Sauveur. Mais pourquoi les deux femmes font elles le même itinéraire, si elles sont si différentes ?
   Cette interprétation devient problématique lorsqu’on constate que les motivations de l’itinéraire de Marie (La persécution d’Hérode chez Matthieu, l’édit de recensement de Quirinus chez Luc) sont des anecdotes dépourvues de tout fondement historique et liées à des interprétations théologiques. De plus, au niveau de la diachronie du discours, on découvre un contexte susceptible d’assimiler Marie à une femme séductrice ou violée plutôt qu’à une vierge.

   Ainsi, malgré la cohérence formelle du discours, les récits présentent des apories profondes. Chassée du dit du récit, la vierge « trouvée enceinte » réapparaît au niveau référentiel. Or ces apories ne peuvent s’expliquer que si les écrivains, tout en voulant écrire une narration de l’accouchement du fils de Dieu par une vierge, avaient sous leurs yeux, comme document d’information, des témoignages affirmant que Marie avait été trouvée enceinte.
   Ils ont bien pu chasser cette femme du champ de leur narration, mais ils ne pouvaient pas en nier l’existence. Ils l’auraient pu s’ils avaient allégué des raisons concrètes de son inexistence, ou s’ils avaient pu s’appuyer sur d’autres faits, mais en réalité ils ne possédaient qu’une affirmation de foi, basée une interprétation des Écritures et non sur une expérience.
   Leur effort les a conduits à remplacer la vierge trouvée enceinte par la vierge-mère, mais la première a subsisté, suivant la vierge-mère à la limite du discours, comme une ombre.

   Dès lors, on doit chercher par quelle forme littéraire les écrivains sont parvenus à chasser (tout en lui restant liés) la femme trouvée enceinte, et à permettre que la vierge-mère en suive le chemin. C’est cette recherche qui nous permettra d’établir si l’apparition de la vierge trouvée enceinte est une hantise des écrivains ou le reflet adéquat de la réalité des faits.