Si on met en parallèle les évangiles de la naissance de Jésus-Christ et les récits de la naissance des héros, les convergences apparaissent évidentes. Mais il sera impossible de saisir les fondements de cette convergence si on ne renonce pas à tout critère de valeur. En effet, dans la mesure où les récits des évangiles sont parcourus de références de foi, on pourrait toujours affirmer qu’ils se rapportent à toute autre chose que les autres. En disant cela, on oublie que les récits mythiques aussi étaient toute autre chose pour ceux qui, jadis, les lisaient comme parole de foi.
   Par conséquent il convient de nous approcher des textes évangéliques, comme des récits mythiques, en leur donnant une valeur de foi. En les regardant comme des récits, ils ne sont que des fables sur la naissance du fils de Dieu. Leurs différences, due à la culture, n’enlève rien à leur profonde unité avec la fable en ce qui concerne l’objet, l’intrigue, les thèmes et l’ordonnancement de l’action.

   Comme les récits mythiques, les textes des évangiles sont des récits qui racontent la naissance d’un fils de Dieu par le biais de la génération. Il ne s’agit pas d’une génération symbolique ou allégorique, mais réelle et biologique. Or on ne trouve cette approche du thème que dans la littérature mythique. Jésus-Christ n’est fils de Dieu que parce qu’il est né d’une vierge fécondée par l’Esprit de Dieu. Sous cet angle, les récits évangéliques apparaissent plus proches de la Généalogie des dieux d’Hésiode que des premier chapitres de la Genèse, et donc tout à fait homogènes aux contes de la naissance du héros.
   Dans les récits évangéliques, les personnages de la fable sont les mêmes : une vierge qui devient féconde et accouche d’un enfant. L’intrigue qui engendre l’action est aussi la même : une femme qui, à cause de son état virginal, ne peut être mère et qui le devient par l’action secrète et directe de Dieu. Une femme dont la grossesse constitue un crime, mais qui pourtant reste légitime dans son for intérieur, état qui ne peut être légitimé extérieurement que par la révélation-oracle de Dieu lui-même.

   Chez Matthieu, Marie se trouve au sein de la même intrigue que Rhéa, la mère de Romulus et Remus. Vierge comme elle, elle a été « trouvée enceinte ». Mais tandis que Rhéa, tout en évitant la mort, est emprisonnée par son père, Marie n’est pas chassée par son époux parce que celui-ci a reçue en rêve l’interprétation de l’oracle d’Isaïe selon laquelle Marie a conçu du Saint Esprit. Par contre Rhéa, pour être délivrée, doit attendre qu’un oracle révèle au monde qu’elle a conçu du dieu Mars. Bien que se terminant avec la naissance, la péripétie de Marie n’est pas moins douloureuse que celle de la vestale, puisqu’elle est soupçonnée d’adultère, voire de prostitution.

   Chez Luc, Marie est assimilée à Io. Elle est vierge non seulement en raison de son état de virginité, mais parce que sa virginité est, comme celle d’Io, effet d’une consécration à Dieu. Son itinéraire de mère commence par la visite de l’ange envoyé par Dieu pour lui annoncer sa maternité. Cet ange rapproche Marie du récit d’Ovide plutôt que de celui d’Eschyle. Marie entend une voix extérieure et, sans doute, perçoit sous l’ange Dieu lui-même qui l’invite à la maternité.
   Dans le récit de Luc, tout mot signifiant une union sexuelle avec Dieu est évité : la vierge Marie devient enceinte à la suite de la parole de l’ange. Il n’en reste pas moins que cette « parole » s’accomplit par « la descente de l’Esprit de Dieu sur elle », descente qui apparaît aussi chez Io, qui devient féconde par le « souffle » de Zeus sur elle. Elle s’assimile aussi à Io parce que Dieu, en descendant sur elle, la recouvre de son ombre (episquizei) comme Zeus, chez Ovide, avait caché (occuluit) Io de son ombre.
   Dans l’accouchement de l’enfant, Marie s’approche de Créuse. En effet, malgré la présence de Joseph qui ne joue d’autre rôle que celui de représenter son aïeul, elle est seule. Elle accouche hors habitat, dans une « étable », comme l’héroïne grecque dans un « antre » et, comme elle, emmaillote l’enfant.
   Luc ne parle pas expressément, comme Euripide, d’une « exposition » de l’enfant, mais l’acte de coucher l’enfant dans une crèche prend la signification de l’exposition dans la mesure où la crèche devient le « signe » de la reconnaissance que l’enfant est le fils de Dieu : coucher l’enfant dans la crèche équivaut à l’exposer pour qu’il soit reconnu.
   Ainsi exposé, l’enfant ne peut qu’attendre le secours du dieu qui l’a engendré. Dans le récit de Créuse, Apollon envoie Hermès porter la corbeille devant son temple, afin qu’il soit recueilli par la prophétesse. Dans le récit de Luc, Dieu envoie un ange qui avertit les bergers de la naissance de l’enfant, leur donnant le signe pour sa reconnaissance. Dans ces bergers, Luc s’approche du récit de Romulus et Remus et d’autres récits mythiques où l’enfant est recueilli par des bergers.

   De ces parallèles, on doit conclure que la fable de la naissance du héros a servi de modèle fondamental dans la conception narrative de la naissance de Jésus-Christ. Jésus naît donc comme un héros, parce qu’il est fils de Dieu et par les modalités de sa naissance.