Le Talmud contient plusieurs passages sur Jésus, bien que son nom n’y apparaisse jamais et que les allusions même restent souvent incertaines. C’est que le Talmud a été écrit à l’époque de l’hégémonie du christianisme et a dû tenir compte d’une censure inexorable et impitoyable à l’encontre du judaïsme comme du paganisme. Seul un discours énigmatique pouvait avoir des chances d’échapper à cette censure. L’absence totale de référence, même énigmatique, poserait par contre problème. Je m’arrêterai seulement sur deux textes.


a – « Rabbi Eliezer dit : Balaam regardait l’avenir et vit qu’il y avait un homme, né d’une femme, qui prétendait et cherchait à se faire Dieu et à induire le monde entier en erreur. Pour cette raison, Dieu donna puissance à la voix de Balaam afin que tous les peuples du monde puissent l’entendre et il parla en ces termes : prenez garde de ne pas vous égarer à la suite de cet homme. Et il dit qu’il est Dieu, c’est un menteur et il trompera et il dira qu’il part et revient à la fin. Il dit mais n’accomplira pas ».

   Ce passage entraîne à une lecture très approfondie du récit de Matthieu sur les mages, qui n’est rien d’autre en effet qu’une interprétation messianique de l’oracle de Balaam, dont le symbole principal est l’étoile de Jacob. Matthieu voit dans cet oracle l’accomplissement messianique de la royauté de Jacob dans la personne de Jésus. Le Talmud, en jouant sur la même fiction littéraire que Matthieu, fait annoncer à Balaam un message qui va à l’encontre du messianisme de Jésus. Les accusations que les juifs portaient contre Jésus et son messianisme sont ainsi reportées en arrière, prédites, dans un des mythes, une des paroles fondatrices, de la conscience historique du peuple : Jésus n’est pas seulement rejeté par sa génération, mais par le peuple juif tout entier, par le Dieu de Jacob, son rejet fait partie de la prophétie, de la parole du commencement.

   Ce texte reprend les chefs d’accusation que nous trouvons dans les évangiles comme dans d’autres documents : homme qui séduit et égare le peuple (Mt 27:63-64 ; Lc 23:2 ; 5 ; Jn 7:12), qui se proclame fils de Dieu (Mc 14:61-63 ; Lc 22:70 ; Jn 19:7) et fils de l’homme (Mt 24:30 ; Mc 13:26 ; Lc 21:27), menteur (Jn 8:44-48), qui annonce son départ et son retour (Jn 14).
   Parmi les accusations rapportées par ce texte, une surtout retient notre attention : « né d’une femme ». J’ai déjà parlé de cette affirmation en la mettant en rapport avec celle, identique, de Paul. Si cette expression peut, chez l’apôtre, indiquer la naissance charnelle du fils de Dieu par opposition à sa naissance céleste et selon l’esprit, ici par contre elle désigne de façon brutale une naissance bâtarde, d’où la force polémique et accusatrice du récit, qui prend valeur de malédiction prophétique : Balaam dénonce Jésus comme étant un faux Christ, un antéchrist, du fait qu’il est impossible de concilier la dignité messianique avec un homme qui est sans mère et sans père, hors de la légitimité de la descendance de Jacob.


b – « Rabbi Shiméon Ben Azzai dit : j’ai trouvé à Jérusalem un manuscrit généalogique où il est écrit que celui-là est le fils bâtard d’une adultère ».

   Ce témoignage est sans doute un des plus anciens du Talmud, puisque ce rabbi était un collègue de rabbi Acquibah, tué lors de la rébellion de Bar-Cocha. On ne doit pas prendre ces mots au sens littéral d’avoir trouvé dans les archives du temple un tel document, mais comme une réponse polémique à la généalogie présentée par Matthieu : si les chrétiens ont trouvé à Jérusalem une généalogie de Jésus, j’ai trouvé de mon côté un document relatant qu’il était un bâtard, fils d’une femme adultère ; le fait était si notoire qu’il avait valeur de document.