Sommaire
GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS
LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU
LECTURE DU RÉCIT DE LUC
L’annonce faite à Marie
- Introduction
- Le modèle biblique
- La question de Marie
- Le modèle érotique
- En-deçà de l’intention
- Le signe
La visite à Élisabeth
Le recensement
Couché dans une crèche
Les bergers
Le nom de Jésus
La purification
Un homme appelé Syméon
Le signe de la contradiction
L’épée
Anne la prophétesse
Marie gardait ces paroles
CONCLUSION
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Le modèle érotique
Avec la question de Marie, le récit de Luc, jusqu’ici très fidèle au modèle biblique de l’annonce, éclate dans sa propre structure, obligeant Luc à se tourner vers le modèle érotique de la mythologie. En effet, selon l’annonce biblique, l’ange est porteur d’un message qui répond à la demande d’une femme qui, en le recevant, ne peut que s’en réjouir. Pour Marie, au contraire, ce message constitue un problème. En réalité elle ne se trouve pas dans la même situation que les femmes stériles, puisque son état est plutôt assimilable à celui des vierges du mythe. Dès lors l’ange ne pourrait pas lui donner une réponse satisfaisante s’il ne changeait pas, sinon dans la forme au moins dans la fonction, pour jouer le rôle du dieu messager du mythe.
Car l’annonce mythique se distinguait de l’annonce biblique en cela qu’elle s’adressait à une vierge, l’invitant à devenir mère sans avoir à s’unir à un homme. L’intervention du dieu auprès d’elle substituait le rapport sexuel, mais celui-ci n’était pas ignoré pour autant car les dieux, quoiqu’immortels, avaient un corps d’autant plus sensible et mu par des passions violentes qu’il n’était pas soumis aux lois de la nature. Ainsi la vierge, tout en étant libre de la convoitise d’un homme, demeurait toujours objet de désir amoureux.
En la proclamant mère, l’annonce devenait une prière, puisqu’elle était aussi l’invitation du dieu à s’unir avec lui. C’est pour cela qu’elle était subordonnée au consentement de la vierge. Certes l’annonce était objective, inconditionnelle et absolue, mais la vierge pouvait la refuser, même s’il lui était difficile d’échapper au désir d’un amant qui pouvait l’atteindre par tous les moyens dont disposait un dieu. Mais lorsqu’elle avait donné son consentement, ses yeux s’ouvraient à une vision qui ne pouvait que l’effrayer : elle se découvrait amoureuse de son propre père ! Dès lors son existence se passait sous la morsure de la honte. Cette annonce qui avait fait exulter et jubiler la femme stérile jetait la vierge dans l’angoisse du tragique.
De ce modèle, Luc emprunte les séquences thématiques qui en constituent la structure. Ainsi l’ange ajoute-t-il un message dont le but est d’inviter la vierge Marie à s’unir avec Dieu ; ainsi l’assure-t-il du respect de sa virginité, et enfin se montre-t-il disposé, comme le messager du mythe, à attendre son consentement. On peut bien dire que, par le truchement de la question de Marie, un nouveau volet s’ouvre, donnant au récit une profondeur et une intensité insoupçonnées.
Luc, cependant, ne peut pas accepter le caractère sexuel de la rencontre de la vierge avec Dieu, puisqu’il se fonde sur un présupposé qui va à l’encontre de sa notion de Dieu : pour lui, Dieu n’a pas de corps, n’étant que puissance d’esprit et de parole. Dans ce but, tout en gardant le cadre, il a cherché que l’ange annonce à Marie une union tout à fait dépourvue de caractère sexuel. Le Dieu de la Bible ne pouvait nouer une relation avec une vierge que par sa parole créatrice. À ce niveau le récit de Luc est novateur, car il comporte un mode de conception tout à fait original, dont il convient de mettre en évidence les différents aspects.
Quelques remarques, avant tout, au sujet de l’invitation. L’ange lui dit : « Le Saint Esprit viendra sur toi et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre » (Lc 1:35). Marie est invitée à une communion avec Dieu qui s’assimile à la création. Dieu y apparaît sous forme d’Esprit, nous renvoyant à l’Esprit qui se mouvait au-dessus des eaux de l’abîme (Gn 1:1), Marie est offerte comme la matière de la nouvelle création.
Nous sommes aussi renvoyés au récit de la création par le verbe « episkia sei », te couvrira de son ombre : cette « ombre » porte sur le texte le souvenir de ces « ténèbres qui recouvraient l’abîme » (Gn 1:1), mais au sens de ténèbres vaincues, percées par la lumière. Dans l’antithèse sémantique, le mot « ombre » s’oppose à « lumière », si Dieu couvre Marie de son ombre, c’est qu’il est lumière. Le mot « ombre » marque donc une relation en même temps qu’une opposition avec la lumière. Il exprime le « caché », le mystère d’une union qui se réalise par un contact de lumière.
Dans la mythologie nous ne trouvons pas de tels exemples, si ce n’est celui de Danaé qui devient enceinte sous une pluie d’or envoyée par Zeus, mais le mystère et le sacré de la rencontre s’expriment par la métaphore, obligeant le dieu et l’héroïne à prendre la forme d’animaux.
Quant au maintien de sa virginité et à la sainteté de son union, Marie est assurée par les prérogatives du fils, qui sera appelé fils de Dieu et « saint ». Car en tant que fils de Dieu il exclue dans sa génération toute relation à un homme, et en tant que « saint » il implique que sa mère est préservée de toute souillure : il est saint parce que saint est l’Esprit qui est venu sur sa mère.
Rassurée, Marie peut donner son consentement : « Qu’il me soit fait selon ta parole » (Lc 1:38). Elle n’apparaît donc pas comme la vierge du mythe, plus ou moins séduite par l’attrait du dieu et dont l’amour voile son tragique, mais consciente et sûre d’elle-même. Au départ de l’ange elle n’attend pas une relation amoureuse avec Dieu, mais l’accomplissement de la parole. Dieu ne semble agir que par sa parole créatrice, Marie montre qu’elle comprend sa conception à la lumière de cette puissance de création selon laquelle « Dieu dit et la chose arrive » (Ps 33:9). Elle ne pourra pas se découvrir enceinte comme une jeune-fille séduite et dupée, puisqu’elle décide de l’être par obéissance à la parole. Ce qui se passe en elle est un événement de Dieu dans la plénitude de sa conscience de femme.
Mais quand cette parole s’est-elle accomplie ? Marie aurait-elle été déjà enceinte, de sorte que l’ange lui aurait annoncé un événement déjà accompli ? Certains exégètes le pensent, mais la lecture que j’ai donnée du texte l’exclue, puisque le consentement est requis par la structure. Faut-il alors croire que Marie devient enceinte par la suite, dans un moment successif à l’annonce ? Luc affirme que dans « les mêmes jours » (Lc 1:39) de la manifestation de l’ange, Marie s’était rendue chez Élisabeth, qui était à son sixième mois de grossesse, or, lorsque Marie salue sa parente, elle est déjà enceinte. Il serait étrange de vouloir placer l’événement de cette grossesse dans les jours qui ont précédé le départ de Marie, puisque cela reviendrait à le reporter à l’issue de la rencontre avec l’ange.
Puisque Marie n’est enceinte que par la parole dite par l’ange, il semble bien qu’elle le devienne au moment où, par son consentement – par son « fiat » – elle permet à cette parole de s’accomplir. C’est en cela que l’annonce à Marie est originale par rapport aux annonces des héroïnes mythiques car, tandis que celles-ci doivent se préparer à la rencontre avec le dieu, puisque l’annonce se distingue de l’acte, ici l’acte accomplit l’annonce : Marie devient enceinte aussitôt que l’ange la quitte. L’ange a été bien différent des dieux messagers de Zeus, puisque sa parole a été créatrice, porteuse de la semence de vie.
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