ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Les récits de la naissance de Jésus





Lecture du récit de Luc :

Anne, la prophétesse


Sommaire

GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS

LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU

LECTURE DU RÉCIT DE LUC
L’annonce faite à Marie
La visite à Élisabeth
Le recensement
Couché dans une crèche
Les bergers
Le nom de Jésus
La purification
Un homme appelé Syméon
Le signe de la contradiction
L’épée
Anne la prophétesse
- Introduction
- Le nom du personnage
- Le profil d’Anne
- La prophétesse
Marie gardait ces paroles

CONCLUSION



. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Le profil d’Anne



   Luc a pris soin de préciser l’ascendance d’Anne et nous offrir d’elle un très court profil. Elle aurait été fille de Phanouel, de la tribu d’Aser, et serait devenue veuve après sept ans de mariage, vivant dans ce veuvage quatre-vingt-quatre ans. Ces détails peuvent surprendre pour une figure qui n’est qu’un personnage, d’autant plus que Luc avait négligé de mentionner la généalogie, mais aussi tout trait caractériel et biographique de Syméon.
   Cette différence s’explique probablement par le fait que tout le monde connaissait la généalogie du Syméon biblique, auquel le personnage de Luc se référait – il était en effet fils de Jacob et de Léa (Gn 29:33) – tandis qu’on ignorait la généalogie et la fin d’Anne, mère de Samuel, dont l’Anne de Luc était une représentation. Ainsi l’évangéliste a-t-il voulu renvoyer le lecteur au récit de la Genèse pour une meilleure connaissance du premier, tandis qu’il a dû suppléer au silence du texte pour le second personnage.
   Il est évident que toutes ces précisions n’ont qu’une valeur symbolique, dans le cadre de la signification théologique du personnage. J’essayerai donc de donner une interprétation de sa généalogie, de ses notices biographiques et de son veuvage.

   Les Septante traduisent toujours le « phénouel » par « Phanouel ». Il convient alors de penser que Luc aussi se conforme à cette tradition d’écriture. Le père d’Anne ne serait alors que la personnification de la racine du verbe hébreux « phanah », dont le sens se détermine par « se retourner » et « voir ».
   Il se peut aussi que Luc ait été influencé par Philon, qui traduit Phanouel par « apostrophé ». C’est le retour à Dieu après qu’on l’ait abandonné : retrouver en Dieu le refuge, le salut (soteria), alors qu’on s’était éloigné de lui, la trajectoire propre à la conversion.

   Anne aurait été une femme comme les autres, destinée à devenir mère. Mais sa stérilité l’oblige à se « tourner vers Dieu » (1 S 1:16). Dès lors, elle ne peut plus exister que dans la mesure où Dieu l’exauce. Selon la tradition du texte biblique, tout cela n’aurait constitué qu’une parenthèse dans la vie d’Anne, qui après cet enfantement serait devenue mère de plusieurs enfants. Mais Luc l’arrête à ce moment-là, renfermant toute sa vie dans cette parenthèse : au lieu de rentrer chez elle, Anne demeure au temple.
   Luc fige son héroïne dans le regard qu’elle porte sur Dieu, elle n’a pour origine – pour père – que sa propre « conversion » à Dieu, son refuge, son salut. Au moment où elle se tourne (phanouel) vers Dieu , Dieu l’exauce (samouel). Elle n’existe donc comme fille qu’en tant que mère, son existence trouve son lieu dans son vis-à-vis avec Dieu.
   Luc a-t-il vu dans ce jeu d’images la figure prophétique de Marie, dans laquelle la virginité s’accomplit dans la maternité, et où celle-ci n’existe que dans le cadre de la maternité, mère en ce qu’elle demeure fille de Dieu, fille qui n’existe que dans l’acte de sa propre maternité ?

   Luc rattache Phanouel à la tribu d’Aser, enfant que Jacob eut de Léa. Ce choix n’est pas fortuit, puisque Syméon aussi est membre de cette famille. Sans doute la relation Jacob–Léa a-t-elle représenté pour l’évangéliste la catégorie génétique la plus apte à contenir la théologie et le contexte référentiel de son récit.
   Quant à Syméon, il exprimait par son nom qu’il était fils d’une femme non pas aimée par son mari, mais écoutée par Dieu (Gn 29:33). Or ce thème n’opposait pas de résistance à être transposé dans le champ sémantique de la vierge enceinte, qui était par excellence une femme aimée non par un homme mais par Dieu, qui la rendait mère. Mais il permettait aussi de garder une référence avec le contexte référentiel, où Marie apparaissait comme une femme renvoyée par son mari.
   Aser venait lui aussi du même couple, mais dans un contexte de génération différent car, après que Léa eut eu quatre enfants (Ruben, Syméon, Levi et Juda), elle devint stérile. Mais elle eut deux nouveaux enfants, Gas puis Aser, en cédant à son mari sa servante Zilpa (Gn 30:9-12). Aser fut donc son fils juridiquement, par la légitimité du mariage, et non pas parce qu’elle l’avait engendré.
   Luc avait employé le même procédé pour fonder la légitimité de la paternité de Joseph envers Jésus, car il n’était père que juridiquement, en raison de son mariage légitime avec Marie. Le thème est donc le même, quoique déplacé de la mère au père.
   Ce même passage donnait aussi à Luc la possibilité de mieux cerner l’image de Marie, car il retrouvait l’affrontement des deux femmes Léa et Zilpa, la première femme légitime mais stérile, l’autre simple servante, mais féconde et mère. Leur lutte cachée dans le silence du texte s’offrait comme reflet lointain de la tension existant entre les deux Marie, la femme trouvée enceinte et la vierge mère. D’ailleurs, selon notre explication critique, chez Matthieu et Luc Marie n’est qu’une servante mise enceinte et sauvée par la légitimité d’un mariage. Le jeu des images bibliques conforterait cette hypothèse.

   Il ne faudrait pas négliger la richesse de sens que Luc puise de ce contexte structural. Du nom d’Anne, il tire la notion de « grâce » (Lc 1:28-30). De Phanouel, il s’autorise à dépeindre Marie comme une vierge vouée au service du Seigneur (Lc 1:38). Aser lui offre le thème du bonheur : lorsque Zilpa enfanta, Léa s’exclama « je suis heureuse, car les filles me diront heureuse » (Gn 30:13), Marie dira d’elle-même « toutes les générations me diront heureuse » (Lc 1:48). Il faudrait aussi ajouter le thème de la bénédiction, que nous trouvons dans la bénédiction de Moïse à Aser, repris par Luc pour être mis dans la bouche d’Élisabeth et de Syméon (Lc 1:42 ; 2:34).

   « Fort avancée en âge, elle avait vécu sept ans avec son mari après sa virginité. Veuve pendant quatre-vingt-quatre ans, elle n’avait pas quitté le temple, servant nuit et jour dans le jeûne et la prière » (Lc 2:36-37). Voilà le portrait que Luc trace de son héroïne. Si l’esquisse du personnage s’inspire bien de celui d’Anne, sa finition s’accomplit par des traits tirés des figures postexiliques, telles que Judith.
   Selon ma lecture du texte, Anne aurait eu cent-cinq ans, si on en compte quatorze (7x2) pour la période de virginité, sept ans de mariage, et quatre-vingt-quatre (7x12) de veuvage ; c’est l’âge qu’a vécu Judith (Jdt 16:23). Que Luc se soit une fois encore inspiré de Judith apparaît logique, puisque l’héroïne descendait elle aussi, comme Syméon et Anne, du couple Jacob–Léa.
   Comme l’ancienne héroïne, la nouvelle devint veuve très jeune. De Judith, le texte affirme qu’elle était très belle, une « beauté de jeune-fille » qui avait tout de suite attiré et charmé, jusqu’à la séduction, le général perse (Jdt 11-12). En disant qu’Anne ne vécut avec son mari que sept ans, Luc situe le début de son veuvage vers vingt et un ans. Comme Judith, Anne était très jeune. Quoiqu’en âge de se remarier, les deux héroïnes restent veuves, non parce qu’elles ne sont pas sollicitées en mariage (Judith le fut Jdt 16:22), mais parce qu’elles se considèrent comme des personnes consacrées au Seigneur.

   Il convient aussi d’affirmer que Luc fait d’Anne un portrait à l’image de Marie.
   L’affirmation qu’Anne a vécu avec son mari sept ans après sa virginité donne au moins à penser qu’elle n’a pas eu de relations sexuelles avec lui. De toute façon, elle n’a pas eu d’enfants, et on retrouve chez elle, comme chez Marie, une condition de virginité sans solution de continuité, avec la différence que Marie est devenue mère, alors que celle d’Anne est le symbole messianique d’une virginité qui attend de devenir féconde.
   Si on considère que le récit de la fuite de Jésus au temple est une addition postérieure, on peut affirmer que, pour Luc, Marie aussi a été veuve dès son jeune âge, puisque Joseph n’apparaît jamais sur la scène de l’évangile.
   L’allusion que Luc fait, après Marc et Matthieu, à des frères et des sœurs de Jésus, devrait être interprétée comme se rapportant à des cousins, puisque ces frères et ces sœurs ne sont pas appelés fils de Marie. Lorsque les Actes relatent la présence de Marie dans la chambre haute de la Pentecôte, ils prennent aussi soin de ne pas la confondre avec le groupe des femmes, ni avec celui des « frères de Jésus » (Ac 1:14). D’ailleurs, ce veuvage semble être aussi présupposé par le quatrième évangile, selon lequel Jésus, sur le point de mourir, aurait confié sa mère à Jean (Jn 19:27).

   Étant à l’image de Marie, Anne devient la figure prophétique – le miroir – où chacun peut retrouver le véritable visage de Marie. Les deux personnages sont sur la même scène, et il est possible de les regarder en passant de l’un à l’autre. Si l’on se rapporte au contexte référentiel, Anne nous assure par son profil, avant même qu’elle parle, que l’image de Marie donnée par l’évangéliste est conforme aux Écritures : Marie est la réalisation de ce qu’Anne signifie, la vierge mère. Elle témoigne que Marie était vierge lorsqu’elle était jeune-fille, et qu’elle le resta pendant son mariage, ne connaissant pas avec lui mais cohabitant seulement avec lui. Elle certifie aussi qu’elle est restée veuve pendant son veuvage. Anne cependant donne ce témoignage dans la mesure où elle se charge du veuvage de Judith qui, quoique convoitée et désirée, n’a jamais voulu connaître d’homme (Jdt 16:22).



1982




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tj22112 : 09/12/2018