ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




Épilogue : des événements du Jourdain au texte d’accusation :

l’analogie entre Jésus et Nabuchodonosor



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert

Des événements au texte
- Introduction
- Le récit de Daniel 4
- Jésus et Nabuchodonosor
- De Jésus à Daniel
- De Daniel à l’accusation



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   Si nous jetons un regard sur l’ensemble de l’épisode concernant Nabuchodonosor (Dn 4), et sur celui de Jésus relaté par le document juif, on constate qu’il y a entre les deux une profonde analogie. En effet Jésus, comme le roi de Babylone, passe d’une situation d’exaltation de soi, au moment où il prononce son discours prophétique, à une situation d’humiliation lorsque, frappé de délire, il s’enfuit nu dans le désert.
   En nous situant nous-mêmes dans le cadre des catégories juives d’interprétation, nous ne pourrions comprendre cette alternance que comme la punition d’un péché d’orgueil par une humiliation que Dieu inflige à celui qui s’est exalté. Évidemment, il faudrait pour cela que nous nous rangions aussi parmi les adversaires de Jésus.
   Cette analogie entre les deux faits ne suffit cependant pas, à elle seule, à expliquer le rôle de modèle joué par le récit de Nabuchodonosor pour la rédaction du document.

   Je remarquerai en effet que, bien que le récit de Nabuchodonosor ait agi dans l’imagination populaire comme un schéma topique opératoire, il fallait aussi, pour qu’il put servir de modèle, qu’on ait trouvé entre Jésus et Nabuchodonosor des affinités ou des cohérences contextuelles, permettant d’assimiler le premier au second. Or la personne de Jésus, telle qu’elle se présente au moment de son discours, n’offre rien qui puisse permettre cette assimilation.
   En effet, Jésus est un juif, Nabuchodonosor un païen ; le premier est un bâtard, le second, au contraire, un roi parmi les plus grands et les plus renommés de l’empire babylonien. Le simple fait de mettre Jésus en parallèle avec le roi de Babylone semble donc impliquer un privilège que les accusateurs de Jésus auraient dû, en principe, lui refuser.
   En dépit de ces remarques, le fait que le document juif se décalque sur le récit de Daniel montre que ses auteurs avaient bien découvert des affinités entre Jésus et le roi babylonien.

   C’est que, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, ce pamphlet diffamatoire ne visait la personne de Jésus qu’en tant que support historique du Christ de la foi des Églises. Celles-ci, en effet, ne s’étaient pas bornées à annoncer la venue du Christ dans le monde, mais elles l’avaient aussi identifié à la personne de Jésus de Nazareth, dont les actes et les paroles en constituaient les signes de reconnaissance. Même chez Paul, qui avait moins appuyé sa prédication sur la vie de Jésus que sur les manifestations de sa gloire par la résurrection, la référence au Jésus de l’histoire restait l’axe de base de la christologie. Bref, selon l’Église, il s’agissait moins de l’apparition du Christ que de son incarnation dans la personne de Jésus : son Christ était Jésus-Christ(1).
   Dès lors, il n’est pas étonnant que les juifs aient cherché à nier le Christ à partir des accusations portées contre Jésus. De même que la thèse de l’incarnation de la personne christique en Jésus impliquait que celui-ci en était digne, de même toute accusation portée contre cette dignité rendait l’incarnation impossible. Les juifs furent tellement pris par le jeu de cette assimilation qu’ils crurent ou estimèrent par tactique que Jésus lui-même avait eu conscience d’être le Christ, et que les disciples le proclamèrent tel en étant dupes et victimes de ses tours et de ses ruses. Ce faisant, ils se mettaient au même niveau polémique que les chrétiens, pour lesquels la conviction que Jésus était le Christ remontait à la révélation que Jésus lui-même en aurait faite.

   Je pense que la complexité de la christologie de l’Église, et surtout le fait qu’elle ne permettait d’atteindre Jésus que comme Christ fut, sinon la cause, du moins le contexte idéologique qui permit aux accusateurs de Jésus d’assimiler sa personne à celle de Nabuchodonosor.
   En effet, à leurs yeux, Jésus n’était pas seulement un bâtard et un charlatan qui jouait au prophète, mais aussi un démagogue qui avait réussi à attirer le peuple et avait tenté de s’emparer du pouvoir pour se faire proclamer roi(2). Pour eux, son origine l’éloignait du roi de Babylone, mais sa prétention, et surtout le fait que sa velléité christique ait été proclamée par ses disciples, l’en rendaient, au contraire, très proche : au niveau idéologique et par rapport à l’hégémonie de l’Église, il jouait un rôle royal et prestigieux, si prestigieux d’ailleurs que les juifs cherchaient à l’abattre en ôtant toute crédibilité à sa personne(3).

   En plus de ce contexte, il faut prendre en considération un autre fait. J’ai déjà dit que ces pamphlets d’accusation ont été lancés par les juifs après la destruction du temple par Titus et l’abolition de la nation juive(4). Ce fut en effet à la suite de ces événements que l’Église se crut l’unique héritière des promesses d’Abraham, dans la mesure où elle voyait dans la destruction de la ville et dans la dispersion du peuple le signe de l’apparition du Christ, qui prononçait le jugement final à l’encontre d’Israël.
   Les pamphlets ne furent pas des textes de controverse théologique, mais de véritables chefs d’accusation, dans la lutte que les juifs menaient pour leur survie et pour défendre la Bible, source de leur culture et de leur propre individualité comme peuple, car il était clair que le triomphe du Christ impliquait la disparition d’Israël comme peuple de Dieu et comme culture. Si, pour l’Église, la destruction du temple était l’effet du jugement du Christ, aux yeux des juifs ce Jésus-Christ qui avait décrété la destruction de Jérusalem ressemblait à Nabuchodonosor, dont la célébrité venait du fait qu’il avait détruit Jérusalem et déporté le peuple à Babylone.
   Dans l’idéologie de l’Église, Jésus-Christ était le roi messianique qui, par la destruction du temple, mettait fin à jamais au judaïsme pour en confier l’héritage à ses adeptes, autrement dit aux chrétiens. D’où le parallèle établi par l’opposition juive avec le roi babylonien, non pas, bien sûr, pour lui reconnaître le titre de roi mais pour lui dénier.

______________

(1) Selon les évangiles, non seulement Jésus se comporte comme Christ, mais il avoue l’être lors de son procès (Mc 14:61-64 ; Mt 26:63 ; Lc 22:67-71), mais toutes ces affirmations n’ont qu’une valeur théologique. En réalité, Jésus n’avait pas une conscience messianique et les juifs ne l’ont pas condamné pour ce motif.
Il apparaît cependant qu’à la suite de la prédication de l’Église, l’opinion selon laquelle Jésus se serait considéré comme Christ s’était formée parmi les juifs. Peut-être cette opinion est-elle née d’une nécessité polémique : pour détruire l’édifice christologique de l’Église par la démolition de Jésus, il était logique de supposer que Jésus lui-même avait tenté d’usurper cette dignité, ce qui constituait le chef principal de l’accusation. On le constate par exemple chez Celse, qui fait accuser Jésus de s’être considéré comme fils de Dieu par un juif (Rougier, Celse, op.cit. p. 170-171).   Retour au texte

(2) Dans les discours de Jésus, dans sa tentative d’occupation du temple, dans ses invectives contre les pharisiens et les sadducéens, dans son action sociale – qui fut considérée comme une tentative de séduction – les juifs avaient vu les signes manifestes d’un homme qui aspirait au pouvoir (Mc 15:2 ; Mt 27:11 ; Lc 23:3 ; Jn 18:33).   Retour au texte

(3) On trouve un témoignage de cette réaction juive chez Justin : « Lorsque vous avez su qu’il était ressuscité d’entre les morts et monté au ciel… vous avez désigné des émissaires choisis et les avez envoyés de Jérusalem dans tout l’oikoumène pour dire qu’une hérésie impie, celle des chrétiens, était apparue, et nous accuser de toutes ces choses que ceux qui ne nous connaissent pas nous imputent » (Justin, Dial, 17).
J’estime que ces attaques des juifs ne sont concevables qu’après la destruction du temple, car les sectateurs de Jésus ne sont pas appelés « juifs » mais « chrétiens », ce qui montre qu’ils avaient définitivement rompu avec le judaïsme.   Retour au texte

(4) C’est à partir de cet événement que les récits eschatologiques des synoptiques deviennent compré­hensibles, car il ne s’agit pas d’un événement final d’une façon absolue, mais relative à l’hégémonie du judaïsme. En effet, la parousie du Christ s’accomplit par la destruction du temple, et donc de la légalité du judaïsme (Mc 13 ; Mt 24:1-14 ; Lc 21:5-9 ; Ap 11:14-15). La destruction du temple a été ce signe que les juifs avaient demandé à l’Église pour croire à sa publication.
Le signe que donnait l’Église était donc l’anéantissement du judaïsme par la destruction du temple, la parousie du Christ s’accomplissant par cette destruction. Le judaïsme était remplacé par le christianisme « car la race israélite véritable, spirituelle, celle de Juda, de Jacob et d’Abraham qui, dans l’incirconcision, a reçu de Dieu le témoignage par sa foi, qui a été bénie et appelée le père de peuples nombreux, c’est nous, nous que ce Christ crucifié a conduits vers Dieu » (Justin, Dial., 11).   Retour au texte



1984




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