La division par cent et par cinquante
et l’organisation institutionnelle de l’Église :
Le récit évangélique
En mettant le récit évangélique en parallèle avec ceux de la constitution des
juges (
Ex 18:17-25 ;
Dt 1:9-15), on trouve qu’il a en commun avec eux un même schéma thématique de fond, constitué par le rapport de conséquence existant entre bénédiction, multiplication et division. De même que
le peuple est béni par
Dieu, multiplié et divisé par groupes, de même les cinq pains sont bénis par
Jésus, multipliés et partagés de façon proportionnelle à la division des personnes par groupes de cent et de cinquante. Mais si on en reste au niveau sémantique et littéraire, cette unité schématique n’est pas suffisante pour affirmer qu’il y a aussi une relation de dépendance du second par rapport au premier : leur relation pourrait n’être qu’analogique, et non génétique.
La conclusion est différente si on passe du niveau sémantique à celui de la référence car, puisque les pains sont symboles des croyants, leur multiplication est représentative de leur croissance, de même que la division des convives par groupes le devient de leur organisation ecclésiale. Quant au décalage entre le niveau sémantique et le niveau référentiel, il relève du fait qu’il s’agit d’un « discours symbolique », dont la fonction représentative n’est pas iconique mais par images transposées : pour que le récit des évangiles soit en relation de dépendance par rapport aux premiers, il suffit d’y trouver des correspondances susceptibles de prouver que les premiers textes ont été pris comme modèles dans la fonction représentative du second. Or ces correspondances référentielles sont nombreuses.
Je soulignerai particulièrement :
– La correspondance entre la bénédiction du
Christ, représentée au niveau littéraire du récit par celle de
Jésus sur les pains (
Mc 6:41), et la bénédiction de
Dieu à la
génération
d’
Abraham (
Dt 1:11), dont la première est l’accomplissement messianique ;
– La parenté évidente entre la multiplication de un par mille supposée par le nombre de cinq mille (
Mc 6:43) et la croissance du peuple exprimée dans le récit deutéronomique (
Dt 1:11) ;
– La conformité du groupement de la foule en rangées de cent et de cinquante (
Mc 6:40) avec la division du
peuple sous le commandement des chefs de mille, de cent, de cinquante et de dix personnes (
Ex 18:25 ;
Dt 1:15).
Or, puisque ces correspondances se trouvent au niveau référentiel des deux récits, il convient de supposer qu’il y avait une analogie entre la croissance de l’Église et celle du
peuple lors de sa sortie
d’Égypte. Autrement dit, le taux de croissance était tel qu’il posait aux responsables des problèmes entraînant la nécessité de l’organiser.
On doit aussi penser que l’Église, habituée à se comprendre elle-même à la lumière des Écritures, a cherché dans celles-ci des textes susceptibles de lui faire comprendre la portée et le sens de ce phénomène. C’est ainsi que mon attention s’est portée sur les deux récits bibliques qui lui ont aussi servi de guides dans la résolution de ce problème : ils lui ont permis d’inscrire sa marche dans le monde en vue de la venue du
Christ dans le cadre de la marche du
peuple dans
le désert pour la conquête de la
terre promise.
Il reste à rechercher si l’analogie entre la genèse des
deux peuples était assez forte pour justifier la tentative de connaître la seconde par la première, or un décalage apparaît entre le texte du récit évangélique et celui du
Deutéronome. En effet, dans
celui-ci, l’organisation du
peuple a un caractère à la fois social et politico-militaire, puisque
le peuple se groupe autour de « chefs » (
arxoi), qui doivent en même temps exercer la justice (
dikaioun) et jouer le rôle de guides (
egemenoi) dans la marche de conquête. Dans le récit évangélique, au contraire, il s’agirait d’une division par groupes fonctionnelle, justifiée par le repas et sans aucune allusion à des chefs. Mais si nous portons notre attention sur le niveau connotatif de la signification, nous constatons que, dans le récit évangélique aussi, la division de la foule n’est pas étrangère à une organisation sociale et juridique.
On remarquera d’abord que cette division n’est pas imposée par la nécessité de la distribution des pains, puisque :
–
Matthieu et
Jean l’omettent ;
– Les participants auraient pu recevoir les pains et les manger en s’asseyant là où ils étaient ;
– Ce groupement s’opère à la suite d’un « ordre » donné par
Jésus à
ses disciples (
keleuein – epitassein) ;
– Ce groupement n’est pas spontané mais s’inscrit dans le cadre des organisations politiques et militaires des masses ;
– Il existe dans la distribution des pains une hiérarchie, dans la mesure où
Jésus donne à manger à la foule divisée par la médiation de
ses disciples ;
– Enfin, la foule étant une multitude disproportionnée avec le nombre des
disciples, la réalisation de la distribution des pains n’est compréhensible qu’avec l’aide de représentants des groupes constitués
Ainsi, quoique les mots « chefs » et « guides » soient omis, il n’en demeure pas moins que
les disciples et ces représentants présumés agissent les uns comme ministres, les autres comme responsables de ces tablées dont
Jésus est le maître. L’allusion explicite à des chefs serait alors omise en raison de la coupure littéraire du récit, qui se borne à représenter cette organisation de l’Église dans le cadre d’un acte miraculeux, et en relation avec la fraction du pain, mais le récit reste cependant lié à cette réalité au niveau référentiel.
Cela nous donne à penser que la prise de conscience de leur taux surprenant de croissance avait conduit les Églises, encore à l’état de communautés prophétiques et non structurées, à s’organiser, par la répartition des tâches et des responsabilités, en une institution hiérarchique, par opposition à la synagogue. Dans cette hypothèse, la scène offerte par le récit d’une suite de rangées d’hommes serait représentative de cette organisation, ainsi que de l’acte de cette institution.
Mais peut-on aller au-delà du soupçon du texte et confirmer cette hypothèse par d’autres textes, et surtout
par les Actes ?