La division par cent et par cinquante
et l’organisation institutionnelle de l’Église :
Les Actes
Dans les
Actes, deux récits s’apparentent aux deux textes bibliques de la nomination des
juges :
Ac 6:1-16 et
Ac 4:4.
Le premier concerne l’élection des diacres, qui peut être résumée ainsi : à cause de sa croissance, la communauté de
Jérusalem est traversée par une crise, puisque les «
douze » qui la dirigent, principalement occupés par le « service des tables » négligent la parole de
Dieu sans pour autant pouvoir accomplir toutes les tâches du service. Les milieux grecs se plaignent de ce que leurs veuves sont négligées dans le service de chaque jour. Pour remédier à ces lacunes,
les douze proposent à la communauté d’élire des hommes accrédités, pleins de sagesse et du
Saint-Esprit, afin qu’ils soient chargés du « service des tables » cependant qu’eux-mêmes s’appliqueront au « service de la parole » et à la prière.
Il suffit de regarder
le synopsis pour constater que ce récit se décalque sur ceux de
l’
Exode et du
Deutéronome. En effet, on y retrouve la même thématique et le même schéma : croissance du
peuple, impossibilité pour
Moïse ou pour les
apôtres d’accomplir leur tâche, décision de séparer la tâche concernant la loi ou la parole de
Dieu de la tâche d’exécution de la justice ou du « service des tables », nomination des
juges ou des diacres. La correspondance entre les textes apparaît aussi au niveau des verbes employés, tels que
pletunein (multiplier),
skepsai et
episkepsai (choisir),
katastitemi (établir).
Nul doute que ce récit des
Actes répond à l’interrogation qui a introduit cette recherche : il se rapporte à des faits concernant la constitution des communautés de croyants en Églises, par une distribution des tâches et une organisation hiérarchique des groupes sur le modèle de l’organisation du
peuple de
Dieu.
Mais pour savoir ce que sont en réalité ces faits, il convient d’éclaircir le texte, en ce qui concerne surtout le sens de l’expression « service (
coinonie) des tables » par opposition à « service de la parole », ainsi que la distinction de la tâche des sept et de celle des
apôtres, de même qu’il convient aussi de rechercher en quoi consiste l’acte de fondation.
Il faut éviter toute méprise quant au mot « service » (
diaconie) car il ne s’agit pas dans ce texte de la diaconie telle qu’elle apparaîtra postérieurement dans l’Église, comme un des « ordres » sacrés, subordonné à la prêtrise. Le mot est moins pris ici dans le sens d’une tâche déterminée que d’une attitude spirituelle qui doit accompagner l’exercice de toutes les tâches concernant l’Évangile. Celles-ci doivent être des services accomplis en obéissance à la volonté du
Christ, qui est l’unique maître. Toutefois cette attitude spirituelle n’ôte pas que la tâche assumée soit, dans la fonction qui lui est propre, un ministère de gouvernement, qui peut même impliquer une primauté sur les autres (
Lc 22:26).
C’est dans cette optique qu’il convient de comprendre la désignation du même mot « diaconie » au ministère de la parole comme à celui des tables.
Mais qu’est-ce que le « service des tables » ? Si on l’interprétait, comme je viens de le dire, dans le cadre de l’actuel diaconat des Églises, on risquerait de le considérer comme une tâche subalterne, qui constitue précisément un service, dans la mesure où elle n’est pas directive. Dans cette expression, le mot « table » n’est pas pris dans son sens direct mais métonymique, comme chez les anciens le mot «
stoa » (portique) et dans les temps modernes les mot « loge » (maçonnique) et même celui de « table » (table vaudoise) et bien d’autres encore. Dans la mesure où l’Église était une assemblée autour de la fraction du pain, et donc d’une table, celle-ci devenait le mot signifiant l’Église elle-même.
Le « service des tables » coïncide alors avec l’office de direction des Églises, en tant que communautés ordonnées selon un statut propre. La dignité de ce service est attestée par les charismes que le texte exige de celui qui doit l’exercer, puisqu’il doit être un homme plein aussi bien du
Saint-Esprit que de sagesse et accrédité par le témoignage de la communauté. En ce qui concerne la sagesse, on sait qu’elle est propre à l’homme de gouvernement, et cet office n’excluait pas la catéchèse de la parole, puisqu’il n’a pas empêché
Étienne (
voir) et
Philippe d’être des prédicateurs aussi efficaces que les
apôtres eux-mêmes.
Il est alors légitime de se demander en quoi ce service se distingue de celui de la parole, propre aux
apôtres. Les récits de
l’
Exode et du
Deutéronome peuvent nous éclairer sur ce sujet, puisqu’il y a entre les
apôtres et les « diacres » une distinction des tâches analogue à celle existant entre
Moïse et les
juges, et qui présente aussi la même ambiguïté. En effet, devant par office exercer la justice, les
juges s’occupaient de la loi alors que la tâche concernant celle-ci était réservée à
Moïse ; c’est que les
juges ne s’occupaient de la loi que dans un but pratique, dans son application à des cas concrets, alors que
Moïse avait pour tâche d’en établir l’authenticité et d’en fonder la légitimité. Les
apôtres jouaient un même rôle en ce qui concerne la « parole de
Dieu », dont
ils étaient les témoins authentiques et les dépositaires, tandis que les « diacres » n’avaient en ce qui la concerne qu’une tâche pratique de transmission et d’interprétation.
Faut-il conclure de ce que je viens de dire que, dans les
Actes, l’événement supposé par la référence aux textes bibliques est le partage de la double diaconie entre les
apôtres et les « diacres » ? Il faut encore préciser la portée de cette division des tâches, ainsi que la façon dont on doit la comprendre en cohérence avec la structure des Églises des
Actes.
Cette division, pour ce qui concerne les
apôtres, apparaît en contradiction avec le rôle que ces mêmes
Actes leur donnent dans les chapitres qui précèdent la narration de ce fait. En effet dans
Ac 4:29-31 on présente les
apôtres comme ayant reçu, d’une façon solennelle et théophanique, le
Saint-Esprit, en vue précisément de la prédication de la parole, tandis qu’ici on dit
d’eux qu’ils auraient «
laissée derrière eux » (
cataleipo) la parole de
Dieu, pour ne s’occuper que du service des tables.
La contradiction apparaît moins au niveau du fait que de la narration, puisqu’on peut penser que les
apôtres, tout en ayant reçu le
Saint-Esprit, avaient été débordés par les problèmes d’organisation et de service du fait de la croissance du nombre de fidèles. Mais
Luc a évité de parler de cette crise, nous présentant au contraire les
apôtres
Pierre et
Jean toujours à la hauteur de leur vocation. Il faut alors penser que les deux faits – celui représenté par la Pentecôte et l’élection du partage de la diaconie – coïncident et que
l’auteur des
Actes les sépare, pour des raisons qu’il convient de rechercher.
Un regard plus attentif sur les textes rend cette hypothèse plausible. D’abord, la division des tâches exige autant une élection pour les sept qu’un renouveau d’élection pour
les douze, car si
ceux-ci avaient effectivement négligé la parole pour ne s’occuper que de la direction de la communauté,
ils avaient sans doute mis en veilleuse leur vocation première. En outre, la différence entre les deux rôles est si grande que le second, dans l’esprit des
Actes, ne pouvait être assumé que dans le cadre d’une réception du
Saint-Esprit, d’autant plus que les « diacres » reçoivent leur tâche par l’imposition de main des
apôtres. Or comment
ceux-ci peuvent-ils donner le
Saint-Esprit, s’ils ont été défaillants envers
lui ? Cette défaillance ne pose par contre pas problème si les
apôtres reçoivent
l’Esprit en même temps que les « diacres », la division des ministères impliquerait donc aussi l’acte de leur institution.
Mais il y a plus. Les deux récits des
Actes se rapportent au même contexte de la vie de l’Église autant qu’ils s’inscrivent dans la même référence que les deux textes vétérotestamentaires. Le contexte de l’Église est celui de la période que marque le phénomène de croissance, quant à la référence aux textes, elle apparaît sans équivoque du fait que cette croissance est conçue dans le cadre d’une multiplication de un par mille, celle-là même qui fait partie du noyau messianique deutéronomique.
On peut donc exprimer une hypothèse : Dans la période qui précède cette « pentecôte », les
apôtres dirigent la communauté d’une façon non structurée, se laissant guider par les faits ;
ils sont pris par les nécessités de la vie communautaire, partageant un service qui touche tant à la parole qu’à l’ordre pratique de la communauté. La croissance du nombre des croyants, et surtout l’entrée dans la foi des
juifs grecs fait découvrir une nouvelle perspective, celle de la prédication de la parole au monde, en même temps qu’elle met en évidence les insuffisances et les limites de la fonction exercée par les
apôtres. Le récit de la deuxième pentecôte exprime cette prise de conscience, la comprenant comme un baptême dans
l’Esprit de toute l’Église. Les
disciples de
Jésus sortent de ce baptême comme
apôtres de la parole, d’autres comme serviteurs de tables et d’autres encore avec d’autres tâches. Il s’agit donc d’un événement beaucoup plus important que ce qui apparaît à la première approche des récits.
Un doute surgit enfin quant à la personnalité et au nombre des
apôtres, car si le contexte est exact, ces
disciples peuvent-ils être appelés par
ce titre, et
l’étaient-ils effectivement ? Quant au nombre, le récit des
Actes les considère comme constituant « les douze », mais c’est la première fois
qu’ils sont nommés ainsi dans
ce livre. Certes, la justification de ce nombre apparaît dans la narration de l’élection de
Matthias, faite dans le but de rétablir le nombre de douze
disciples, écorné par la trahison de
Judas. Mais étrangement, dans le chapitre suivant, les
disciples apparaissent encore comme constituant « les onze » Et surtout les
disciples étaient-ils vraiment au nombre de douze du vivant de
Jésus ? Les récits concernant leur vocation n’en mentionnent qu’un nombre restreint de cinq ou sept, ce qui est par ailleurs confirmé par
Celse. D’autre part la nomination des
douze n’est relatée que par un récit qui semble interpolé, car il ne s’inscrit pas tout à fait dans le cours de la narration évangélique et semble avoir son origine ailleurs.
Je ne mentionne pas ce problème pour le résoudre, mais pour appuyer l’hypothèse que la constitution des «
douze » ne remonte pas à
Jésus, mais à cette période de l’Église dont je viens de parler. Les
« douze » naissent au moment de cette « pentecôte », en même temps que les « diacres », par une prise de conscience que la communauté des croyants était l’unique héritière des promesses de
Dieu. Les
disciples sont douze dans la mesure où l’Église est l’accomplissement messianique du peuple issu des douze
tribus d’Israël.