Sur les bords du Jourdain

   Les données évangéliques sur les motivations de la venue de Jésus au Jourdain sont donc opposées. Mais s’agit-il d’une opposition réelle, au niveau des faits, ou seulement théologique, à celui de leur interprétation ? Il va de soi que, dans cette seconde hypothèse, la raison du départ de Jésus pourrait être toute autre que de se faire baptiser ou de baptiser. Il convient donc de jeter un regard critique sur les textes des évangiles.

   J’ai déjà souligné que Marc expose les deux faits – la venue de Jésus au Jourdain et son baptême – dans deux propositions distinctes. La contiguïté de celles-ci peut autoriser à penser, comme le fait Matthieu, que Marc voit dans le baptême le but du voyage de Jésus, mais cette interprétation n’est pas la seule possible : si, pour Marc, le but du voyage était le baptême, pourquoi ne l’a-t-il pas affirmé de façon explicite, d’autant plus que, chez lui, le baptême est l’unique fait qui détermine le récit ?
   Cette omission, par contre, devient claire si le but est en réalité autre que le baptême et si son omission résulte d’une censure. La contiguïté des deux propositions se laisse alors aisément comprendre, comme si Marc avait voulu donner au fil des informations un coup de ciseaux, pour le raccourcir en en joignant les deux bouts. Il aurait donc omis ce fait, comme il en a omis d’autres en les transposant au niveau de la vision, pour détourner l’attention du lecteur des faits objets de condamnation pour l’accusation. Le lecteur ne pouvait ainsi porter son attention que sur la descente de l’Esprit et sur la proclamation de Jésus comme fils de Dieu.

   Le quatrième évangile omet, lui aussi, de préciser le but de ce voyage. Le Baptiste aurait proclamé le messianisme de Jésus en le voyant venir vers lui, mais pourquoi Jésus allait-il à sa rencontre ? Certes pas pour se faire baptiser, puisque Jean ne l’a pas baptisé. Il ne se trouvait pas non plus en ces lieux pour baptiser à son tour puisque, selon les évangiles, Jésus n’a commencé son activité baptismale qu’après les noces de Cana.
   Il reste seulement qu’il était en chemin pour que Jean puisse avoir la vision de la descente de l’Esprit sur lui et le confesse comme Christ. La raison est donc théologique : le récit n’entend pas parler de l’homme Jésus, mais d’une manifestation du Christ, le but réel et historique de cette venue a été censuré.

   Si on regarde l’anti-texte, on constatera avec étonnement que ce document ne parle pas, lui non plus, du but de cette venue. Comme je l’ai déjà dit, une lecture cohérente nous oblige à penser que, selon les accusateurs, Jésus aurait été chassé du fleuve parce qu’il baptisait et non pas parce qu’il était en train d’être baptisé. Mais pourquoi Jésus aurait-il tenté d’administrer le baptême ? Le texte ne le dit pas, quoiqu’au deuxième degré de sa lecture il nous permette de l’entrevoir.

   En résumant, je dirai donc que le but de la venue de Jésus au Jourdain est objet de censure dans les évangiles comme dans l’anti-texte. C’était sans doute un fait tout aussi gênant, quoique pour des raisons différentes, pour les accusateurs et pour les défenseurs.