ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




Analyse du discours de Jésus :

la coupure idéologique



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours

Analyse du discours
- Introduction
- Analyse littéraire
- Analyse thématique
- Densité diachronique
- Coupure idéologique
- Résumé

Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte



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   Le discours de Jésus est lié à la Bible par un choix de textes qui marque une coupure idéologique avec le judaïsme. Celui-ci s’appuyait sur trois centres d’attraction, qui soutenaient aussi bien la structure de ses institutions que la dynamique de son histoire.
   D’abord l’élection de la génération d’Abraham comme peuple de Dieu, par conséquent comme peuple-guide spirituel et moral de toutes les nations, auquel est confiée la destinée de l’histoire. Puis la Thora, qui comprenait aussi bien le Décalogue que l’ensemble des normes juridiques et cultuelles. Enfin la visée politico-religieuse de l’accomplis­sement dans le monde d’une justice divine, par l’hégémonie du peuple élu.
   On peut affirmer que ces trois centres de gravité sous-tendent aussi trois espaces littéraires du recueil biblique : le patriarcal, le sacerdotal et le prophétique, espaces qui recouvrent le passé, le présent et le futur.

   Dans son discours, Jésus se coupe de ce système en en démantelant les fondements. Le peuple juif n’a plus le droit de s’élever au-dessus des autres en raison de privilèges d’élection. Comme à tout peuple, ses péchés lui seront pardonnés non sur la base de la Loi mais en raison de ses bonnes actions. Enfin, la justice de Dieu ne s’accomplira pas dans le jugement des nations en faveur du peuple élu, mais par la condamnation du peuple au profit des hommes de toutes les nations : il n’y a pas de peuple médiateur.

   Le jugement de Dieu que Jésus annonce a une portée dont on ne peut méconnaître l’importance. Ce jugement ne doit pas être compris selon l’alternance entre justice et miséricorde qui constituait le fondement de la théologie juive de l’histoire. Il rompt au contraire avec cette alternance, puisque précisément il n’y a plus de miséricorde : l’homme ne parvient plus à Dieu que par la justice. Par le jugement, Jésus appelle les hommes à régler leur conduite sur la base d’une équité intérieure et universelle, qui transcende la tradition juive : c’est un absolu éthique qui coïncide avec l’absolu de Dieu.
   Jésus opère une révolution culturelle en faisant passer la conscience de l’homme du droit à la justice, du Dieu de la tradition au Dieu de l’Esprit, d’une race élue au genre humain. Il n’introduit pas une nouvelle législation, mais une nouvelle éthique, changeant l’image de Dieu et celle de l’homme : le bien et le mal ne sont plus mesurés par la Thora (la Loi) mais par la justice.

   Nous retrouverons de façon explicite ce bouleversement éthique dans le message de Jésus sur la « justice de Dieu » (Mt 6:23) : la justice sera de Dieu dans la mesure où elle ne sera pas celle de la Thora ni celle des pharisiens (Mt 5:20), car son équité ne se fonde pas sur la loi écrite, mais sur l’attitude de chacun envers autrui. Chacun doit exiger non selon ce que Dieu a promis à ses pères ni selon les bénédictions inhérentes à la Loi, mais selon ce qu’il fait à son prochain(1). La justice se fonde sur le principe de la réciprocité entre les actions des hommes.

   Jésus rompt avec le judaïsme, mais peut-on dire aussi qu’il se situe hors des perspectives bibliques ? Dans le discours, le choix des passages prophétiques trouve son explication dans le fait que Jésus interprète la Bible à partir des premières pages de la Genèse(2).
   Ce critère d’interprétation est très significatif, car même si l’on ne jette sur la Bible qu’un regard global, on constate qu’il y a une tension entre cet axe thématique de la création et les autres – dont je viens de parler – concernant l’élection du peuple, la Loi et l’avènement d’une justice universelle par la médiation de la race juive. En effet, deux images de Dieu et de l’homme s’affrontent, sans que les rédacteurs soient parvenus à les réconcilier. Selon le récit de la Genèse, Dieu est créateur aussi bien du ciel et de la terre que d’Adam, homme universel (Gn 2:7), premier ancêtre ou premier couple de tous les hommes (Gn 1:27). L’universalité de Dieu implique l’absence de toute médiation. Dans les autres axes qui sous-tendent le judaïsme, par contre, Dieu apparaît comme lié à une génération, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », à la terre de ce peuple, avec une maison à lui, le Temple.
   Toute la Bible est donc traversée par la contradiction entre un Dieu père de tous les hommes et un Dieu père d’une génération, ainsi qu’entre l’ancêtre d’une race, Abraham, et l’homme universel, Adam. Dans cette tension, l’aboutis­sement final de l’histoire du peuple a été vu par les prophètes comme un rassemblement de toutes les nations sous la souveraineté universelle de Dieu(3). Dans cette vision, la justice se réaliserait dans le monde par la médiation du peuple élu. Mais l’on s’était aperçu que, pour accomplir cette justice universelle par la médiation de son peuple, Dieu devait être pour lui plus miséricordieux que juste : dans toute son histoire, le peuple s’était montré si infidèle qu’il ne pouvait qu’être condamné si Dieu était juste. C’est le problème qui a été soulevé, surtout, dans Osée et Ézéchiel et dans les oracles eschatologiques de Zacharie et de Malachie.

   Jésus s’est introduit dans ce débat, optant pour un Dieu juste d’où, comme nous le verrons mieux lors de l’étude du développement de sa conscience prophétique, l’appel à un jugement radical à l’encontre du judaïsme, pour que Dieu soit le père de tous les hommes. Mais tout en rompant avec le judaïsme, Jésus ne se coupe pas de la Bible pour autant, au contraire il cherche à en accomplir le message selon sa visée universaliste.
   La rupture avec le judaïsme prend alors la portée d’une coupure idéologique, destinée à engendrer une nouvelle culture. Il libère les Écritures des axes qui les ancraient dans le nationalisme, voire le racisme, pour les ouvrir à tous les hommes. Il offre, à partir de la Bible, une image de Dieu et de l’homme porteuse d’une nouvelle civilisation. Son discours est donc un acte révolutionnaire au sein de la culture.

   Ces remarques répondent aussi au problème posé par l’anti-pharisaïsme du Jésus des évangiles, surtout de celui de Matthieu (Mt 23). Si tous les passages concernant cette attitude ont sans aucun doute favorisé jadis le sentiment antijuif des chrétiens, aujourd’hui ils choquent : non seulement ils fomentent la haine, mais ils donnent des pharisiens une image tout à fait fausse et contraire à la réalité historique. Ce qui choque est moins l’opposition elle-même que son degré, car elle s’abaisse jusqu’à l’invective et l’injure.
   Il n’est donc pas étonnant que les avis soient partagés. Des exégètes chrétiens, mais aussi juifs – respectueux d’ailleurs du christianisme et de la personne de Jésus – attribuent ces injures à l’Église, lors de ses luttes hégémoniques contre le judaïsme(4). D’autres, tout en cherchant à en atténuer la violence et à la circonscrire, font remonter ces invectives à Jésus(5).

   Dans ma démarche aussi j’attribue cet antijudaïsme, sur le fond, à Jésus lui-même. Mais il s’agit ici, dans un certain sens, d’un autre Jésus, qui avait précisément trouvé dans l’antijudaïsme une des conditions nécessaires au développement de sa propre personnalité : il était antijuif parce que, en tant que bâtard, il était considéré comme non-juif par les juifs. Comme je le détaillerai dans le chapitre concernant la formation de sa conscience, il devint antijuif parce qu’il avait donné à sa crise une solution politique, sur la base de la lutte contre ses frères, selon le mythe de Jephté.
   Dans son opposition aux pharisiens, il ne vise pas les individus mais le rôle politique et religieux qu’ils jouent en tant que responsables du peuple. Autrement dit, il lutte moins contre le judaïsme que contre son rôle de médiateur, dans lequel il voit un obstacle au royaume de Dieu. Si ses mots sont violents, outrageants, intolérants, n’oublions pas qu’il parlait avec une conscience prophétique, comme Élie, ayant pour message le jugement de Dieu contre le judaïsme. D’ailleurs la terminologie contre les pharisiens et les scribes que nous trouvons dans sa bouche n’est pas plus violente que celle des prophètes contre les empires ou les ennemis de leur Dieu.

   Quant à l’Église, elle a nourri sans aucun doute à l’encontre du judaïsme une haine acharnée, d’autant plus violente qu’elle prétendait s’approprier son héritage spirituel et considérait les juifs comme responsables de la mort du Christ.
   Je crois cependant que, pour exprimer sa haine, elle s’est servie de logia de Jésus. En effet, le chapitre 23 de Matthieu contient des logia qui sont détachés de leur contexte et qui, de plus, n’apparaissent pas chez les autres évangélistes, indice qu’ils étaient jusque-là restés secrets et qu’ils n’ont été introduits dans le « logos koinos » qu’après la rupture avec le judaïsme. Le fait que ce premier discours de Jésus, dont le contenu est essentiellement antijuif, soit mis dans la bouche de Jean plaide pour cette interprétation.

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(1) Mt 6:1;15 ; 7:1;2;12 ; 18:35 ; Mc 11:26.   Retour au texte

(2) Malgré son respect affirmé pour la Thora (Mt 5:21;27), Jésus expose sa morale en opposant son autorité à celle de Moïse (Mt 5:22;28;32;34;39;44). Mais sur quoi fonde-t-il son autorité ? Dans Mc 10:6, sur la question du divorce, il conteste la Loi en s’appuyant de façon explicite sur la Genèse (voir étude détaillée). D’autres passages nous induisent à penser qu’il s’inspire du Dieu de la création par opposition au Dieu de la Thora (Mt 5:36;45 ; 6:19;22;24;26-34).    Retour au texte

(3) Am 9:11-15 ; Mi 4:3 ; Ag 1:9 ; Za 14:9.   Retour au texte

(4) H. Loeve, Pharisaism, Judaism and Christianity, At. Pub. House inc., New York, 1969.
S. Massingherd Ford, « The Christian debt to Pharisaism », in The Bridge Iudeo Christian Studies, Herder and Herder, U.S.A., 1970, Vol. V, pp. 218-223.
J. Bowler, Jesus and Pharisees, At. Univ. Press, Cambridge, 1973. Pour cet auteur, Jésus se serait opposé aux pharisiens extrémistes.   Retour au texte

(5) Van der Ploeg, « Jésus et les pharisiens », in Mémorial Lagrange, Gabalda, Paris, pp. 279-293.   Retour au texte



1984




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u0840000 : 02/04/2018