ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




Analyse du discours de Jésus :

analyse littéraire



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours

Analyse du discours
- Introduction
- Analyse littéraire
  . Introduction
  . L’invective
  . La menace
  . La dispute
  . Déclaration prophétique
  . Le genre littéraire
- Analyse thématique
- Densité diachronique
- Coupure idéologique
- Résumé

Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte



. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   De l’étude précédente, il ressort que Jésus a moins prononcé son discours comme un rabbi (un maître) voulant « convaincre » ses auditeurs, que comme un orateur inspiré, un prophète, visant à les « persuader ». Le discours de conviction aurait en effet exigé l’emploi de preuves si démonstratives que les auditeurs n’auraient pas pu les réfuter.
   Or Jésus n’a apporté aucune preuve, il s’est contenté de susciter l’adhésion de ses auditeurs par un discours rhétorique, fondé sur les moyens communs de persuasion : il a cherché à obtenir leur adhésion en ayant recours à la crainte et à l’horreur, à l’étonnement et à l’espoir. Il lui fallait produire un discours à la fois percutant et adapté aux diverses passions et réactions de ceux qui l’écoutaient, s’appuyant sur la force du verbe là où son dire ne parvenait pas à s’imposer par l’évidence de son contenu(1).

   Jésus a eu comme auditeurs trois groupes : les pharisiens et les sadducéens, les pèlerins repentants et les baptistes. Il est nécessaire de porter un regard attentif sur ces personnes, car c’est avec eux ou contre eux que Jésus a vécu, à partir précisément de cette rencontre. Jésus, en effet, ne s’est pas retiré « dans le désert », il a mené son existence au milieu du peuple, dialoguant avec lui et l’instruisant, le servant mais l’entretenant aussi de ses visées religieuses et politiques. Les pharisiens et les sadducéens, eux aussi, ont été présents tout au long de sa marche prophétique, jouant le rôle d’observa­teurs mandatés, d’interlocuteurs redoutables, d’accusateurs, de juges(2). Quant aux baptistes, plusieurs passages des évangiles montrent qu’eux non plus n’ont pas été indifférents à la doctrine ni à l’activité de Jésus(3).
   Nous devons être d’autant plus attentifs à cette rencontre que la relation de Jésus avec tous ces gens est un problème pour l’historien. Les évangiles présentent en effet Jésus comme bienfaiteur, guérisseur, consolateur du peuple, et cependant il se trouve qu’il lance des malédictions contre les villes dans lesquelles il a prêché et que celles-ci le chassent ; de plus, c’est le peuple lui-même qui demande sa condamnation à mort.
   Selon les mêmes évangiles, on constate que Jésus a envers les pharisiens une attitude critique sans nuances, allant jusqu’au sarcasme et au mépris, mais il nous est difficile de connaître le point de rupture entre lui et eux, car sa doctrine n’était pas tout à fait opposée à la leur(4).
   Enfin se pose le problème de savoir quelle était la véritable différence entre les baptistes et Jésus, dans la mesure où ils paraissent s’inscrire dans la même vision ascétique de la vie.
   Pour ces raisons, cette première rencontre prend une importance toute spéciale. Mais avant tout, qui étaient ces gens ?

   Les pharisiens étaient appelés ainsi pour indiquer qu’ils étaient des hommes « séparés » (aiorismémoi), tout à fait à part de l’homme ordinaire et vulgaire, car ils portaient toute leur attention sur la pureté. Celle-ci s’accomplissait sans doute par des ablutions, des abstinences et des séparations qui concernaient directement leur corps, mais elle était aussi morale et spirituelle, visant à une vie en tous points conforme aux commande­ments de Dieu.
   La Thora n’était pas pour eux seulement un code, mais une vie, une manifestation de Dieu, une grâce et une force. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, leur adhésion à la Thora n’était pas figée : ils s’approchaient d’elle avec intelligence, par le biais d’une interprétation qui leur permettait non seulement de mieux la comprendre, mais aussi de l’actualiser et de raviver par elle de nouvelles expériences de vie. C’est pourquoi leur croyance ne demeurait pas dans les limites du judaïsme primitif, mais intégrait aussi de nouvelles notions, comme l’immortalité de l’âme, la résurrection, l’existence des anges et des démons et le messianisme(5).
   Intelligents, cultivés, conscients d’eux-mêmes, les pharisiens étaient les maîtres à penser de la nation, les représentants les plus qualifiés de l’idéologie dominante. Leur influence était grande(6).

   Les sadducéens considéraient, eux aussi, la Thora comme le fondement de leur existence. Mais, contrairement aux pharisiens, ils s’approchaient d’elle moins par une interprétation que par la tradition, sans permettre d’extension à de nouvelles croyances. Fidèles à l’image de l’homme juif propre à l’ancienne juridiction mosaïque, ils refusaient aussi bien le dogme de l’immortalité que celui de la résurrection.
   Dans leur vie pratique, ils étaient des conservateurs, se réjouissant avec bonne conscience de leur richesse, occupant dans la société les places de bureaucrates, maîtres du sacerdoce et aussi de la politique(7).

   Les baptistes étaient les disciples de Jean(8). Leur attitude ascétique nous conduit à penser qu’ils s’inscrivaient dans le courant de la secte des esséniens. Cependant le fait que le baptême n’était pas pour eux une simple ablution, mais revêtait la valeur d’une initiation à l’attente de Dieu au milieu du peuple, montre qu’ils constituaient sinon une secte, du moins une famille à part.
   Les analyses ultérieures nous aideront à comprendre leur but d’une façon plus précise. Pour l’heure, il suffit de dire qu’ils vivaient, eux aussi, comme des hommes « séparés », mais recherchant moins un progrès de vie qu’un retour à la pureté des origines en vue d’une rencontre avec Dieu(9).
   Ils différaient des pharisiens dans le sens que, pour ceux-ci, Dieu se donnait à voir par la Thora, tandis que pour les baptistes il se révèlerait en personne, lors de sa venue. Pour les pharisiens, Dieu était parole, pour les baptistes événement(10).

   Il n’est pas étonnant que Jésus, se trouvant en face de ces trois groupes, ait modelé son discours selon l’idéologie et la psychologie des gens qui les constituaient. L’étonnant, par contre, est qu’il ait donné successivement au discours une forme d’invective, de menace, de dispute, pour finir par une déclaration prophétique impliquant leur condamnation. Pourquoi ces formes, et quel était le point de rupture entre Jésus et ces groupes ? Suivons ces quatre formes, en gardant présent à l’esprit le schéma topique propre à chaque groupe.

______________

(1) J’établis la distinction entre « conviction » et « persuasion » à partir de celle qu’Aristote opère entre les arguments démonstratifs (apodeikticos) et les arguments probables, qui sont propres à la rhétorique et à la topique. Pour Aristote, la topique est le discours qui s’occupe des « lieux » de cette dernière argumentation (Rhét., 1358,a,12).
Je renvoie à ce propos à la définition concise de Cicéron : « On pourra définir les lieux ainsi : l’emplacement des arguments, l’argument étant la raison apte à persuader d’une chose douteuse » (quae rei dubiae faciat fidem). (Cicero, Topica, II,8. Aristote, Organon – Topiques, trad. Tricot, Ivrin, Paris,1955, n.100).   Retour au texte

(2) Mt 3:7 ; 9:11;34 ; 12:2;14 ; 15:1;12 ; 16:1 ; 18:3 ; 21:45 ; 22:15 ; 23:34 ; 27:62
Mc 2:16;18;24 ; 3:6 ; 7:1;5 ; 10:2 ; 12:13
Lc 5:17;21;30 ; 6:2;7;30;36 ; 11:37 ; 13:31 ; 14:1 ; 15:2 ; 16:14 ; 17:20 ; 19:39
Jn 3:1;3 ; 7:32 ; 8:46 ; 11.   Retour au texte

(3) Mc 2:18 ; 6:14;29 ; 11:30 ; Mt 9:14 ; 11:2;4 ; 17:13 ; Lc 5:33 ; 7:18;24 ; 20:4 ; Jn 3:25.   Retour au texte

(4) Quant à son opposition : Mt 5:20 ; 7:29 ; 16:6 et surtout 23.
Quant à l’affinité entre la doctrine de Jésus et celle des pharisiens, il suffit de se rappeler la résurrection (Mt 22:31), l’existence des anges (Mt 26:5 ; Mc 13:27 ; Lc 12:19), la fidélité à la Thora (Mt 5:17-18).   Retour au texte

(5) La doctrine des pharisiens était contenue dans la Halakah, dont le Midrash était la partie la plus ancienne, intégrée à la Thora ; le Misnah, au contraire, était la partie la plus récente, consistant en un développement ou des variations à partir de la Bible.
Pour ces deux corpus de doctrine, voir S. L. Lauterbach, Rabbinic essays, Heb. Union College Press, Cincinati, 1951. Voir surtout les chapitres concernant le Midrash et la Misna, pp. 163-165.   Retour au texte

(6) « C’étaient des hommes influents auprès des juifs, capables de nuire à ceux qu’ils haïssaient ; ils trouvaient grand crédit auprès de la foule, même par des calomnies que leur dictait leur envie » (F. Josèphe, Ant. Juiv., XIII,399,44). Ce passage montre le rôle d’intellectuels organiques joué par les pharisiens. Mais ce portrait péjoratif, dont les traits les plus évidents sont la haine et la calomnie, ne relève-t-il pas d’une retouche chrétienne ?   Retour au texte

(7) « Ils se recrutaient parmi les aristocrates, les riches de Jérusalem, les prêtres et les fonctionnaires du Temple, donc parmi les gens en place et dont la situation personnelle vaut considération » (C. Guignebert, « Les sadducéens », in Le monde juif, op. cit. p. 212.
Pour la différence entre les pharisiens et les sadducéens, voir S. L. Lauterbach, « The sadducees and pharisees », in Rabbinic essays, op. cit. pp. 23-48. On peut résumer leurs différences en disant que les sadducéens n’acceptent que la Thora – ou loi écrite – tandis que les pharisiens donnent aux lois orales de la tradition la même valeur qu’à la Thora.   Retour au texte

(8) Pour les baptistes, voir :
S. Thomas, Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (1150 A.C. 300 P.C.), Duculot-Gemblax, 1935.
E. Balbel, « The baptist in early Christian tradition », in New Testament Studies (18), 1971, pp. 95-128.
S. Benetreau « Baptême et ablutions dans le judaïsme – L’originalité de Jean-Baptiste », in Cahiers bibliques (80), 1981, pp. 96-108.   Retour au texte

(9) Il y a entre ces deux groupes des analogie suffisantes pour montrer qu’ils puisaient dans une même source de spiritualité. Mais les différences dans la vie pratique et dans la doctrine l’emportent, soulignant ainsi l’originalité de Jean. E. Cothenet, « Jean-Baptiste était-il essénien ? », in Le monde biblique, 1978, p. 51.
De nombreuses études ont cherché à cerner ce problème par le biais des textes de Qumrân, et en général les conclusions sont les mêmes. Voir S. Pryke, John Baptist and Qumrân community », in Revue Qumrân (16), 1964, pp. 483-496. A. T. Robinson, « The baptism of John and the Qumrân community », in Twelve new Testament studies, S. C. M. Press, London, 1962, pp. 11-27.
Ces auteurs et d’autres s’accordent à reconnaître que les baptistes étaient nationalistes et pratiquaient un baptême par immersion, tandis que les membres de la communauté de Qumrân étaient des séparatistes ayant un baptême d’appartenance à la secte. L’originalité de Jean en sort confirmée.   Retour au texte

(10) La différence entre les baptistes et le judaïsme rabbinique apparaît surtout dans leur baptême qui, surtout du fait de sa finalité eschatologique, ne se confondait pas avec le baptême posélytiste du judaïsme. Il s’agissait moins d’une cérémonie d’appartenance au peuple que d’une purification de caractère initiatique, d’une nouvelle naissance en vue de la venue de Dieu. Pour cette différence, voir H. R. Rowley, « Jewish proselite baptism and baptism of John”, in From Moses to Qumrân, Lutterwort Press, London, 1963, pp. 209-235.   Retour au texte



1984




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