La venue de Judas

   « Comme il parlait encore, voici Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse armée d’épées et de bâtons, envoyée par les principaux sacrificateurs et par les anciens du peuple. Celui qui le livrait leur avait donné ce signe : celui à qui je donnerai un baiser, c’est lui : saisissez-le. Aussitôt, s’approchant de Jésus, il dit : Salut, Rabbi ! Et il lui donna un baiser. Jésus lui dit : mon ami, pourquoi es-tu ici ? » (Mt 26:47-50).
   Seule la partie du texte concernant l’interprétation du fait est mise en italiques, pour permettre une lecture déconditionnée de celle qui le rapporte. Il y a un écart entre la venue de Judas et la prise de conscience de la part de Jésus de la présence dans ces lieux des gens venus le saisir. La rencontre entre Judas et Jésus est amicale, respectueuse et affectueuse à la fois, comme d’habitude, bien que Jésus soit surpris, et Judas s’approche de lui avec empressement. Jésus s’étonne de voir Judas, qu’il n’attendait pas, à la place des Grecs. Judas se hâte de lui communiquer une nouvelle urgente et alarmante. La question que Jésus lui pose ne suppose chez lui aucun soupçon de trahison.
   Ayant exhorté, quelques heures auparavant, Judas à se hâter dans l’accomplissement de la tâche qu’il lui avait confiée, Jésus s’étonne qu’il revienne sans l’avoir accomplie. C’est la confirmation que cette tâche, délicate et secrète, concernait son départ et, comme nous l’avons supposé, la venue à Gethsémani des Grecs, ainsi que la tentative de détourner la police de ses plans d’arrestation de Jésus. En effet, la venue des Grecs et l’irruption de la police étaient les seuls objets de son attente et de ses craintes pendant la veille de la nuit. Mais voilà que la venue de Judas a suffi pour que l’attente se transforme en illusion, et la tentative de détourner la poursuite policière en déception. S’agissait-il pour Jésus d’ajourner son départ, ou de sa fin ? « Judas, pourquoi es-tu là ? »

   Judas n’eut pas le temps de lui répondre, parce que « ces gens s’avancèrent, mirent les mains sur Jésus, et le saisirent ». Mais pour les apôtres et les rédacteurs des évangiles, Judas lui avait répondu d’avance, par son baiser sur la bouche. Ainsi ont-ils interprété sa venue : pour accomplir sa trahison.
   Ne la trouvant pas convaincante, j’ai mis cette interprétation entre parenthèses afin de la vérifier par l’analyse. Infondée sur la perception du fait, la constatation que Jésus a été pris après le baiser de Judas est-elle une raison suffisante pour penser que Judas l’a trahi ? Pourquoi n’aurait-il pas été lui-aussi victime d’un piège comme son maître ? Sans doute, allèguent-ils des raisons. Mais celles-ci ont été apportées après le fait, par un a priori scripturaire qui disposait les auteurs à croire que le Christ devait être « livré » aux mains des pécheurs par un de ses disciples. Ces raisons nous obligent donc à douter de l’objectivité de leur témoignage.

   La question que Jésus pose à Judas demeure. Puisque Judas a été empêché de répondre, la tâche nous revient de rechercher, par une analyse ultérieure, l’histoire sous-jacente aux récits de cette trahison.