ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Judas




I- Regard critique sur les évangiles




5- Le récit de la trahison



PROLOGUE

INTRODUCTION

REGARD CRITIQUE SUR LES ÉVANGILES
- L’annonce de la trahison
- Le contexte historique
- Les fêtes de la Pâque
- Gethsémani
- Le récit de la trahison
  - L’accusation
  - La pièce à conviction
  - La défense
- La trahison simulée
- L’arrestation de Jésus
- Troisième rencontre
- Jésus, entre prophétie et
   politique

- La mort de Judas

DU JUDAS DE L’HIS­TOIRE AU JUDAS DES RÉCITS

ÉPILOGUE

ANNEXES


. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

La défense


   La défense doit partir de l’observation des faits, tels qu’ils se laissent apercevoir par une lecture attentive et critique des textes, avant tout celui du Gethsémani.

   Nous avons déjà précisé qu’au moment où Jésus parle avec ses disciples pour les préparer à recevoir les Grecs, Judas vient à sa rencontre, il le salue et l’embrasse. S’étonnant de le voir là, Jésus lui demande : « Compagnon, pourquoi es-tu là ? »
   Jésus ne l’attendait donc pas. Dès lors, le récit de Gethsémani, dominé par l’attente de Judas comme traître, est sophistiqué. Il ne rapporte pas les faits historiquement, tels qu’ils se sont accomplis, mais théologiquement : modifiés pour devenir le récit de l’attente de la trahison de Judas, qui doit déclencher le sacrifice du Christ pour la Rédemption des péchés.
   Mais si Jésus ne l’attendait pas, l’épisode à la fin de la cène, où Jésus exhorte Judas à entreprendre vite « ce qu’il s’était proposé de faire », c’est à dire le trahir, est historiquement faux. Ce que Judas devait faire n’était certes pas la trahison mais un service aussi secret que dangereux, destiné à faire sortir Jésus de l’impasse dans lequel il se trouvait. Et si Judas s’est effectivement rendu chez les grands-prêtres, il faut en rechercher le but, mais il ne s’agissait certainement pas de trahison. Ainsi, ne pouvant plus nous fonder ni sur l’annonce de la part de Jésus de la trahison, ni sur le signe du pain trempé, ni sur l’intention de trahison de la part de Judas, nous ne possédons aucune raison pour affirmer que Judas est venu à Gethsémani pour faire capturer Jésus.

   On peut penser que nous faisons ici fausse route. En effet, on conclue que Judas n’a pas trahi à partir du fait que Jésus n’a pas annoncé sa trahison, qu’il n’a pas donné à Judas le pain trempé pour le désigner comme traître, et encore moins qu’il l’a exhorté à entreprendre la trahison. Mais on peut bien admettre que toutes ces affirmations ne sont qu’une construction théologique de faits qu’on a voulu refouler. Car comment les auteurs des évangiles auraient-ils eu recours à une reconstruction théologique des faits, s’ils n’avaient pas été sûrs que Judas avait trahi ? L’interprétation christologique des faits rapportés dans le récit de la cène suppose donc l’historicité de la trahison. Et si l’on peut encore en rechercher des preuves, il demeure que les disciples l’ont cru parce qu’ils ont vu de leurs yeux que Judas a donné à Jésus un baiser qui a déclenché aussitôt son arrestation. Leur témoignage est donc historique, correspondant à la perception du fait.
   À partir de cette certitude, on peut même tenter de reconstituer historiquement la trahison.
   Le fait que lors de la cène tout le monde, y compris Judas, ignorait la trahison, n’empêche pas qu’elle était en cours, d’autant plus efficace qu’elle restait cachée. Judas était allé chez les grands-prêtres trahir son maître aussitôt après le mandat d’arrêt, s’étant scandalisé de lui plus que les autres. Il savait que Jésus était désormais un homme perdu, et que le plus urgent pour lui était de se sauver des conséquences de sa chute. Rusé, habile, il comprenait bien qu’il réussirait à échapper à toute poursuite en se faisant accusateur de son maître, afin de rester impuni pour avoir été son disciple. Et si rien de ses machinations n’était apparu aux yeux de Jésus et de ses disciples, c’était l’effet de son double jeu. Car il savait cacher avec habileté sa traîtrise sous le dévouement de compagnon de Jésus et de responsable de la communauté. On peut dire que son crime fut un « crime parfait » de trahison.

   Cette hypothèse mérite notre attention, car elle se fonde sur des témoignages qui peuvent prétendre à authenticité, car donnés par des gens qui ont vu les faits. En effet, les disciples avaient vu que les émissaires du Sanhédrin avaient arrêté Jésus aussitôt que Judas lui avait donné un baiser. Si l’on ne peut pas douter de l’authenticité de ce témoignage, n’avons-nous pas là une preuve irréfutable que ce baiser avait été concerté pour que les huissiers puissent reconnaître Jésus ?
   Oui, sans doute, si toute succession de faits impliquait nécessairement une dépendance de causalité, et surtout si on n’avait des raisons pour en douter. Or s’il est vrai, comme on le suppose, que Jésus et ses disciples n’avaient rien à reprocher à Judas à cet égard, ils avaient une raison suffisante pour interpréter cette coïncidence comme venant du hasard dont Judas lui-même était victime. Même si on ne suppose pas de mensonge dans ce témoignage, on peut y supposer de l’erreur ou bien un conditionnement par la foi, étant donné que ce jugement a été rendu par les disciples après la mort de Jésus, lorsqu’ils ont cru qu’il était le Christ. Il convient donc d’analyser la possibilité de cette hypothèse.

   À première vue, elle apparaît plausible. Selon la pièce à conviction alléguée par les évangiles, Judas avait promis aux grands-prêtres qu’il leur ferait connaître au moment propice le lieu où Jésus se cachait ; or quel moment plus propice que cette nuit où Jésus se trouvait à Gethsémani, prêt à s’enfuir avec les Grecs de la diaspora ? Jésus n’aurait pas formé de soupçon au bruit des gens venus le saisir, parce qu’il aurait cru que c’étaient ses sauveurs.
   Aussi, par sa venue et surtout par son baiser simulé de disciple et de frère, Judas aurait empêché qu’il s’enfuie. Jésus aurait donc été pris par surprise, sans que les disciples aient pu réagir.
   Si la circonstance était opportune pour la capture, le baiser de Judas apparait par contre comme tout à fait incompatible avec la trahison. En effet, il est impensable que Judas ait consenti à se faire reconnaître comme traître, en s’exposant ainsi à l’ignominie, au mépris, et aussi à la vengeance. Connu comme traître, il aurait été un homme fini, plus encore que par la mort de Jésus. D’autant plus que ce baiser n’était pas nécessaire pour sa trahison. Car, même si Jésus ne pouvait pas être reconnu par tous, il aurait suffi que Judas l’indique de loin, en restant caché. Le quatrième évangile fait l’économie de ce baiser, car Judas précède les huissiers, mais reste incognito au milieu d’eux lorsqu’ils s’approchent de Jésus.

   On remarquera enfin que le récit ne rapporte pas les faits comme les disciples ont pu les comprendre lors de leur déroulement, mais selon l’interprétation qu’ils en ont faite après la mort de Jésus, à la suite de la foi en son messianisme.
   En effet, ils joignent la venue de Judas avec celle des émissaires du Sanhédrin dans un seul événement, alors que l’analyse des textes les suppose distincts, puisque Jésus voit Judas sans s’apercevoir de la présence des émissaires. Ainsi ils jugent Judas comme traître avec une telle certitude qu’ils font de son baiser le signe codé d’une trahison concertée, et pourtant ils ne savaient pas à ce moment que Judas s’était rendu auprès des grands-prêtres.
   Leur témoignage ne reste donc pas dans les limites de ce qu’ils ont vu, mais suppose une conviction acquise par la suite, conditionnée par la foi. Au moment du baiser et de l’arrestation, leur jugement était différent. Sans doute semblable à celui de Jésus, qui traite Judas comme compagnon, selon sa coutume, et n’a aucune réaction contre lui.
   Si Pierre emploie son épée, c’est pour s’opposer aux huissiers et non à Judas, le traître. Les apôtres, étaient-ils encore envoûtés, comme le récit théologique le laisse supposer, de la venue de Judas pour livrer Jésus aux mains des pécheurs et ouvrir à Jésus le chemin de la Rédemption des péchés ? En ce moment ils étaient dominés par la peur, et ne considéraient Judas que comme victime, lui aussi, de la trahison.

   On doit conclure que si Judas était venu à Gethsémani pour trahir Jésus, il ne l’aurait pas embrassé. Sa trahison, en la supposant comme crime parfait, l’aurait amené à rester caché, jouant un rôle d’indicateur et non d’acteur. Comme je l’ai dit, Jean le représente ainsi. Tout en étant d’après lui le guide de la « cohorte et des huissiers », Judas n’embrasse pas Jésus, ni ne s’approche de lui, qui se présente à la cohorte de lui-même. Judas apparaît absent, et pourtant il est là, mais caché au milieu des gens. « Et Judas qui le livrait, dit l’évangéliste, était avec eux » (Jn 18:5). Trahison parfaite, aussi bien dans son sens théologique que psychologique.
   Un point de départ pour une nouvelle interprétation des faits, tout à fait opposée à la précédente hypothèse, se dégage donc de ces remarques critiques. Selon cette hypothèse, on a la preuve que Judas a trahi dans le baiser qu’il donne à Jésus, suivi aussitôt par l’arrestation de celui-ci. De ces remarques critiques sur les conditions de possibilité de la trahison surgit, au contraire, la conviction que Judas n’a pas trahi, précisément parce qu’il a donné à Jésus son baiser de « compagnon ». Son baiser, loin d’être le signe de sa trahison, devient celui de son innocence : il était tellement éloigné de toute intention de trahison qu’il a embrassé Jésus comme chaque fois, sans imaginer un instant qu’il l’aurait trahi par méprise.


   En suivant le propos énoncé plus haut, nous faisons notre l’interrogation que Jésus adresse à Judas : « pourquoi es-tu là ? » La question prend ici le sens : « pourquoi es-tu là, si tu n’as pas l’intention de trahir ? » Il est probable que Jésus avait envoyé Judas afin de faire différer son arrestation et de favoriser ainsi sa fuite avec les Grecs. Or Judas arrive sans les Grecs, et suivi par les huissiers. Que s’était-il passé ? Pourquoi les Grecs ne sont-ils pas venus ? L’ont-ils trahi ? Et Judas a-t-il échoué dans sa mission auprès des grands-prêtres, car les huissiers non seulement n’ont pas différé l’arrestation mais l’ont accomplie en le suivant ? Il faut détacher la venue de Judas du drame christologique pour l’insérer dans celui du prophète en fuite et poursuivi, et de son compagnon envoyé pour le sauver, mais pris de vitesse par la police.

   Drame tragique aussi bien pour Jésus que pour son disciple, car tous les deux s’acheminent vers l’ignominie et la mort. Jésus n’aurait pas pu justifier son rôle de prophète en avouant qu’il était envoyé par Dieu, dans le sillage d’Osée, pour « plaider contre leur mère ». Quant à Judas, il lui sera impossible de prouver qu’il a donné à Jésus un baiser comme compagnon et ami dévoué et non en signe d’une trahison. Et cependant, c’est ce baiser qui le montre innocent, par sa spontanéité et, dirais-je, par sa naïveté. Il devient alors nécessaire d’analyser le passage qui constitue la pièce à conviction de l’accusation, jusqu’à ce qu’il dévoile son secret.



juillet 1987




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