ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




La crise spirituelle de Jésus :

le code généalogique et la condition du bâtard



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain

La crise spirituelle
- Introduction
- Le conditionnement
- Le code généalogique
- Le complexe du bâtard
- La crise de Jésus
- Jésus chez le Baptiste
- La rupture
- Résumé

La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte



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   Mon intention n’est pas de faire une étude exhaustive des lois civiles et religieuses qui conditionnaient, dans les civilisations antiques, la vie et le comportement du bâtard, mais seulement d’y porter quelques regards, à partir surtout du code généalogique qui constituait la base commune de toute législation. Je voudrais en quelque sorte chercher à reconstituer le statut du bâtard, du moins quant à la conscience et au comportement de l’intéressé.

   Les temps modernes marquent un tournant décisif dans l’évolution de la conscience de l’homme. La personne humaine se détermine aujourd’hui du fait que les hommes sont en relation les uns avec les autres, sans qu’une filiation légitime soit nécessaire. Si la légitimité est mentionnée sur certains actes d’état-civil, elle n’est pas une des conditions requises pour être une personne. Tout homme exige d’être reconnu comme personne du fait qu’il est un individu.
   Dans les anciennes civilisations, au contraire, la reconnaissance juridique de la personne passait par des conditions qui dépassaient l’individualité pour se fonder sur la généalogie. Pour qu’un individu soit reconnu juridiquement comme personne, il fallait qu’il soit inscrit, par naissance ou par adoption, dans le cadre d’une naissance légitime. Le bâtard, bien sûr, était considéré comme un sujet humain capable de devenir membre de la communauté, il n’en était pas moins obligé de vivre comme objet pour tout ce qui était du domaine du droit : il n’était pas une personne.

   Entre les temps modernes et les temps anciens, la différence se situe dans la conception de l’homme. Pour les anciens, la personne humaine impliquait un prolongement de l’individu dans l’histoire qui l’amenait, par la chaîne généalogique, à se reconnaître dans les origines d’une génération qui venait de Dieu(1). La personne résidait moins dans le fait d’être sujet de pensée et d’action que dans la prise de conscience d’être dans le présent ce que l’ancêtre avait été dans le passé. On pourrait affirmer, dans un langage moderne, que l’arbre généalogique jouait le rôle de structure, susceptible de définir, par ses oppositions, l’individu comme personne.
   Dans les temps modernes, l’individu n’est une personne que dans le cadre de ses relations oppositives avec les individus d’une collectivité et, en dernière analyse, de la société humaine. L’homme n’a pas de profondeur, la vie d’un homme comme personne n’est que l’espace des possibilités d’action que lui offre le système juridique des relations humaines. Ainsi, alors que pour les anciens le fondement de la personne était le code généalogique, pour les modernes il se situe dans le code juridique, c’est-à-dire dans la réglementation de l’espace de liberté qui s’ouvre à chacun à la suite du partage des possibilités d’action.
   Bien sûr, cette différence est théorique puisque, dans les temps modernes aussi, la personne humaine, par l’enracinement du droit dans la coutume, demeure conditionnée sur le fond par l’ancien code généalogique. Mais il s’agit ici, par nécessité méthodologique, de définir des différences à partir de tendances conduites à leur opposition maximale. Cette différence explique aussi le fait que les civilisations anciennes étaient tournées vers le passé, les pères, les ancêtres, la vie après la mort, alors que la civilisation moderne, elle, est ouverte au futur.

   Le code généalogique nous permet de tenter quelques approches de la condition du bâtard dans les anciennes civilisations, spécialement dans celle du peuple juif. Le bâtard peut être défini comme un homme qui n’était pas, à cause de l’illégitimité de sa naissance, dans les conditions objectives requises pour être considéré et vivre comme une « personne ».
   Les rabbis du Talmud discutaient des causes de cette illégitimité. Pour certains le bâtard (manzir) était le produit d’un mariage interdit ; pour d’autres, le sens du mot était plus restreint : l’enfant bâtard venait d’un mariage interdit, non pas à cause d’une irrégularité mais d’un délit contre les mœurs ; c’est au fond le sens qui se rapproche le plus des termes de la Loi(2). Le bâtard est le fruit d’une prostitution, d’un adultère, d’un inceste, il est donc un déchet d’humanité, un monstre moral, de la même façon qu’un homme anormal l’est au niveau biologique. C’est un enfant condamné à mort dans le sein de sa mère et qui ne vit que par hasard et par grâce, car il aurait dû mourir avec sa mère, si elle avait été prise en flagrant délit de gestation honteuse. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’à cet enfant soit seule permise une vie d’esclave, dépourvu de droits civiques.

   Pour s’en convaincre, il n’est que de jeter un regard sur son statut civil.
   D’abord quant aux biens : tout enfant légitime jouissait du droit d’héritage, selon la hiérarchie imposée par le droit d’aînesse. Il s’agissait des biens matériels, mais aussi de privilèges, tels ceux du nom et de la tradition religieuse ou culturelle. Seul le bâtard n’avait pas de droit à la maison(3). Face au patrimoine matériel et culturel de la famille, il n’était qu’un étranger. Ne pouvant pas revendiquer le nom, il ne pouvait pas non plus exiger le partage des biens. Il était un exclu et il arrivait souvent que ses frères, par peur que sa cohabitation et son travail puissent lui servir de prétexte pour revendiquer une part de l’héritage, le chassent : ils en avaient le droit.
   De même, il ne lui était pas interdit de se marier, mais sa condition le poussait plus à s’abstenir qu’à contracter des liens. En effet, selon la loi coutumière, l’enfant issu d’un mariage légitime suivait la condition du père, alors que celui qui était né d’un mariage irrégulier suivait toujours la condition de la partie inférieure. Il se trouvait donc que, si un bâtard épousait une israélite, il ne pouvait engendrer que des enfants bâtards, même si son épouse était libre(4). Qui aurait risqué de mettre au monde une génération d’enfants sans nom, hors de cette légitimité qui les insérait dans la vie du peuple ?
   Le bâtard était enfin exclu des écoles des maîtres, centres dispensant la formation nécessaire à l’homme pour assumer les tâches propres à l’exercice de sa personnalité(5). Il était encore exclu de ces tâches elles-mêmes, comme l’enseignement et la prêtrise. En effet, dans une société telle que la société juive, toute charge ne pouvait être conçue que comme une prolongation de cette autorité du père qui découlait de la descendance légitime de ses ancêtres. Le Dieu de la Parole et des Promesses était aussi le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui étaient les pères du peuple (Ex 3:6).

   Bref, le bâtard était un pécheur par naissance, un fils de prostitution. Toute prétention de sa part à être considéré comme les autres était une honte et un scandale.
   Il ne pouvait vivre que dans les limites de liberté d’une tolérance qui voulait à la fois respecter en lui la vie, et l’exploiter pour son service. Majeur par son âge et par son expérience, il ne pouvait vivre que comme un mineur, sous la tutelle de la famille qui l’avait recueilli ou acheté, et donc de la société qui, par pitié, lui avait consenti l’existence(6).

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(1) Cela explique que l’Église ait ressenti la nécessité de donner une généalogie à Jésus, dès lors qu’il s’agissait de le présenter aussi comme un homme.   Retour au texte

(2) Bonsirven, op. cit. 1144.   Retour au texte

(3) « On demandait à Rabbi Éliézer si un bâtard pouvait se faire déchausser (c’est-à-dire être rejeté par sa belle-sœur si, alors qu’elle était devenue veuve, il avait refusé de la prendre comme femme (Dt 25:9)) ; il ne le peut, pas plus qu’hériter. Il n’a aucun droit dans la maison ». Bonsirven, op. cit., 1194.   Retour au texte

(4) « Dans un mariage accompli sans péché, l’enfant suit la condition du père… Mais si le mariage est entaché d’une irrégularité, l’enfant suit la condition de la partie inférieure. Ainsi dans le mariage d’une veuve avec un grand prêtre ; d’une divorcée ou d’une épouse léviratique avec un simple prêtre ; d’un bâtard ou d’un métis avec une israélite ; d’une israélite avec un bâtard. » Bonsirven, op. cit. 1581.   Retour au texte

(5) Dans les Toledot cités supra, Jésus est considéré comme indigne de faire partie de la communauté, du fait qu’il est bâtard. Cette indignité relevait de Dt 23:2. Dans le manuscrit de Vindobona du même Toledot, Jésus se voit reprocher, parce qu’il est bâtard, d’apprendre la loi chez un maître (Tela ignes…, MS. Vindobona, p. 9).
Je pense que c’est à partir de cette indignité qu’on doit expliquer les passages des évangiles sur l’étonnement des gens devant l’enseignement de Jésus : si le peuple était frappé « de la nouveauté de sa doctrine » (Mc 1:27), de l’autorité avec laquelle il la communiquait (Mt 7:29 ; Mc 1:27 ; Lc 4:32) et de son érudition (Mt 22:33), il était aussi surpris, du fait qu’il n’avait pas pu fréquenter d’école. Qu’on se rappelle les paroles que Jean met dans la bouche des juifs : « Comment connaît-il les Écritures, lui qui n’a point étudié ? » (Jn 7:15). Or comment les juifs savaient-ils qu’il n’avait pas étudié si ce n’est parce que, le sachant bâtard, ils connaissaient la raison pour laquelle il n’avait pas pu s’inscrire (didaskein) dans une école ? Je rappellerai aussi des paroles analogues que les juifs, chez Matthieu, prononcent à l’encontre de Jésus : « D’où viennent à celui-ci cette sagesse et ces miracles ? » (Mt 13:56). L’expression « celui-ci » est compréhensible si Jésus était un bâtard et n’avait donc pas le droit de s’instruire chez un maître.
Pour éviter tout soupçon chez le lecteur, Luc parle du séjour de l’enfant Jésus dans le temple, au milieu des docteurs qui s’étonnent de son intelligence et de ses réponses. Jésus n’a pas eu besoin de se mettre à l’école d’un maître, puisqu’il a été instruit dans la connaissance des Écritures par Dieu lui-même : le manque d’école qu’il a subi en tant que bâtard a été suppléé par l’enseignement qu’il a reçu en tant que fils de Dieu : « Ne savez-vous pas, répond Jésus à ses parents, qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon père ? » (Lc 2:49).    Retour au texte

(6) Pour la condition de l’homme bâtard dans le judaïsme, voir J. Geremias, Jérusalem au temps de Jésus, Éd. Du Cerf, 1967, pp. 442-448.   Retour au texte



1984




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