Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
- Introduction
- Le conditionnement
- Le code généalogique
- Le complexe du bâtard
- La crise de Jésus
- Jésus chez le Baptiste
- La rupture
- Résumé
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte
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Revenons au passage de Marc 6:1-5 que j’ai examiné au deuxième chapitre. On rappellera que les nazaréens, voyant que Jésus revenait chez eux leur annoncer une parole de salut, le rejetèrent, se scandalisant qu’un bâtard comme lui osât se poser en maître et en prophète(1). Ils ne l’avaient certes pas oublié, d’autant qu’ils avaient entendu parler de lui à cause de ses guérisons. Le temps avait cependant dû changer son aspect, puisqu’ils ne le reconnurent pas, semble-t-il, tout de suite. Lorsqu’ils le reconnurent, sa condition d’homme bâtard s’imposa à eux comme un élément distinctif de sa personnalité.
C’était la première fois qu’ils le voyaient depuis son départ pour le Jourdain(2). Sa présence ne pouvait que faire surgir en eux le souvenir de ce départ. On peut affirmer aussi que l’image qui leur permettait de le reconnaître – celle du « fils de Marie » (Mc 6:3), d’enfant bâtard – était celle-là même qu’ils avaient eu de lui à ce moment.
En le voyant, ils ressentirent le même étonnement, le même scandale, qu’ils avaient éprouvés lorsqu’il les avait quittés pour se rendre chez Jean, poussé – disait-il – par un appel de Dieu. Qu’un bâtard puisse tomber dans une illusion telle qu’il prétende être un appelé de Dieu, cela relevait de la folie et de la possession par Satan.
Ce même étonnement, ce même scandale, se répétèrent au sein de la congrégation des baptistes lorsque Jésus, comme je viens de l’esquisser, prétendit conférer lui aussi le baptême et – nous le verrons par la suite – se comporter comme un prophète envers Jean. Comment Jésus pouvait-il avoir une telle prétention, lui « fils de prostitution » ?
Ces trois épisodes – le départ, le séjour au Jourdain et le retour à Nazareth – s’enchaînent donc, se présentant à nous comme une référence biographique de la plus grande importance. Ils nous montrent Jésus en chemin vers Dieu, parce qu’en quête de lui-même, et en même temps en rupture avec les siens qui le rejettent. La cause de ce rejet est qu’il est un bâtard, bref la condition d’homme bâtard est l’attribut caractéristique de son individualité.
Ce fait est confirmé par d’autres témoignages explicite qui relèvent de la tradition juive. Je fais référence à Celse, pour qui le fait d’être le fils d’une femme adultère rend Jésus tout à fait inapte à être fils de Dieu(3). Dans le Talmud, tous les passages concernant Jésus font écho de sa naissance illégitime.
Nous retrouvons la même approche de Jésus dans les Sefer Toledot Ieshou qui, quoique très récentes, remontent quant au fond de leur contenu à l’ancienne tradition juive. Là aussi la qualification de Jésus comme bâtard est si constante qu’elle apparaît comme la caractéristique fondamentale de sa personnalité(4). Évidemment, cette appellation est polémique, par opposition à celle de « fils de Dieu » en usage dans l’Église, mais cela n’empêche pas qu’elle puise son authenticité dans la continuité de la voix populaire. Et puisque cette profession de foi de l’Église est, elle aussi, polémique, visant à renverser l’affirmation qu’il était « fils de prostitution », ne reste-t-il pas que le point de départ de cette polémique entre chrétiens et juifs est précisément l’information qu’il était un bâtard ?
L’ensemble de ces informations nous conduit à nous interroger sur Jésus lui-même. En effet, si sa condition d’homme bâtard était d’un tel poids dans ses relations avec son milieu, ne devons-nous pas penser qu’elle représentait aussi pour lui le problème le plus grave de son existence ? Si son milieu était conditionné par son origine, pouvait-il lui-même ne pas être concerné ? Dans la mesure où cette condition de naissance déterminait le comportement des autres à son égard, elle devenait aussi mesure de son comportement vis-à-vis d’eux, lui imposant de rester dans les limites psychologiques et sociales qu’elle impliquait. Comment alors ne pas croire que Jésus soit resté profondément blessé par cette condition et qu’il ait cherché à s’en évader pour parvenir à être libre ?
Sans exclure d’autres facteurs, tout pousse à penser que sa crise ne pouvait avoir d’autre fondement que cette situation. Ce n’est pas, d’ailleurs, par hasard que les symptômes s’en manifestent au moment – son départ de Nazareth, le séjour chez Jean et son retour – où ses concitoyens et les disciples de Jean le dénoncent comme bâtard. Ils rejettent en lui le rêve, la volonté, la tentative de sortir de cette condition d’existence qui ne lui permet pas d’être un homme.
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(1) Mc 1:31;40; 45 ; 3:5 ; 5:18; 25-35; 38-43. 
(2) Tandis que, chez Matthieu, Jésus quitte le désert pour aller directement à Nazareth, d’où il se rend à Capharnaüm (Mt 4:12-13), chez Marc il se dirige vers Capharnaüm sans passer par Nazareth (Mc 1:14-21), ville qu’il visite seulement à la fin de sa prédication en Galilée (Mc 6:1-5). 
(3) Soulignons l’affirmation de Celse : « La généalogie que vous lui avez fabriquée et qui, partant du premier homme, fait descendre Jésus des anciens rois, est un chef d’œuvre d’orgueilleuse fantaisie. La femme du charpentier, eut-elle eu de pareils aïeux, ne l’eut pas ignoré » (Celse, op. cit. n.22). 
(4) Dans les Sefer Toledot Ieshou, la naissance bâtarde de Jésus est à la base de l’image que la tradition juive garde de lui. Jésus est considéré comme un fils d’adultère. Ils disaient « qu’il était fils d’une adultère et qu’il n’était pas digne de participer à l’assemblée. Ils l’appelaient Ieschou et le considéraient comme digne de jugement ». (Tela ignea Satanae, hoc est arcani et horribiles judeorum adversus Christum Deum et christianorum religionem libri anecdoti, Hoffmann, Norimbergae, 1681, p. 6). 
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