ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




Le bâtard :

le fils de Marie



Sommaire
Prologue

La méthode

Le bâtard
- Introduction
- Le fils de Marie
- Le fils de prostitution
- Marie, femme prostituée ?
- Les récits sur Marie
- L’enfant sauvé par Yahvé
- Le samaritain
- L’homme sans père
- Le fils de David
- Le fils de Joseph
- Qui est ma mère ?
- La mère de Jésus
- Le père de Jésus
- Résumé

De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte



. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   Jésus s’était rendu au Jourdain en venant de Nazareth, en Galilée. On trouve dans l’évangile de Marc une autre allusion à ce lieu, lors d’un voyage de Jésus (Mc 6:1-6) : il s’agit de la première visite de Jésus à son village, donc de son retour après qu’il l’eut quitté pour se rendre chez Jean.
   Dès lors le récit de ce retour et celui du départ sont complémentaires, étroitement liés par une continuité biographique : quoique séparés dans le temps cet aller et ce retour concernent la même personne, les mêmes lieux et le même événement. En revoyant Jésus, les gens de Nazareth ne pouvaient pas ne pas se souvenir de ce qui s’était passé lors de son départ et des faits qui l’avaient précédé. Dans la littérature, les récits concernant le retour d’une personne – celui du héros par exemple – sont régis par le modèle rhétorique de la reconnaissance ; celui-ci permet de relier l’aspect d’une personne lors de son retour à l’image qu’on avait d’elle et par laquelle elle était connue avant son départ.
   Ce lien de continuité entre les deux récits nous autorise à exploiter le second pour pallier les lacunes du premier et confirmer ses affirmations. Dans le premier récit, l’accusation de « fils de prostitution » portée contre Jésus est l’affirmation la plus importante sur son origine, mais il s’agit d’une affirmation refoulée dans le processus de sublimation du récit. Peut-on retrouver cette affirmation, mais rapportée de façon plus directe, dans le second récit ? Les nazaréens, lorsqu’ils ont revu Jésus, se sont-ils rapportés, en le reconnaissant, à des faits, à des circonstances, susceptibles de montrer qu’il était un bâtard ?

   Il est nécessaire d’avoir le texte sous les yeux : « Et il se rendit dans sa patrie et se mit à enseigner dans la synagogue. Beaucoup de gens, en l’entendant, furent frappés de stupeur, en disant : d’où viennent ces choses en celui-ci ? Et quelle est la sagesse qui lui a été donnée ? D’où les prodiges qui s’opèrent par ses mains ? N’est-il pas le menuisier, le fils de Marie, frère de Jacques, de Joseph, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici avec nous ? Et ils se scandalisèrent à son sujet » (Mc 6:1-5).

   Mon attention est d’abord attirée par la stupeur des gens. Le texte emploie un verbe très fort : « exeplessonto » qui, dans son sens originel, désigne l’acte « d’abattre un arbre à coups de hache ». Transposé à une signification morale, il désigne le fait d’être frappé par quelque chose qui surprend fortement. Ainsi ce verbe signifie beaucoup plus que « être étonné », il suppose un coup qui ébranle l’esprit ; on peut le traduire par « être frappé de stupeur », voire par « être estomaqué »(1).

   D’où la nécessité de rechercher, parmi les faits qui se sont passés à ce moment-là, celui qui a pu ébranler les témoins au point de les frapper de stupeur. La tradition exégétique croit pouvoir le trouver dans la qualité et la nouveauté de l’enseignement de Jésus : l’étonnement aurait été dû à l’opposition entre l’image primitive qu’ils avaient de Jésus – charpentier, homme qui n’avait pas fréquenté d’école – et celle d’homme instruit, de docteur et de prophète que Jésus leur offrait par son enseignement.
   Mais ses auditeurs n’ont pas cru à sa parole, ni au caractère prophétique de son enseignement ; cela montre que leur étonnement relevait plutôt de la honte que de l’émerveillement. Une lecture plus approfondie du texte permet d’entrevoir qu’ils étaient fortement choqués de ce qu’il ait osé revenir chez eux en maître et en prophète. Le sens de leur interrogation apparaît à l’accent mis sur le pronom « celui-ci » (touto) : ils doutent de l’origine et de la valeur de la doctrine professée par « un tel homme ». Si nous nous arrêtons au fait que Jésus n’était pas un intellectuel mais un artisan, l’interrogation de ses concitoyens ne pouvait avoir qu’une signification : sa doctrine venait-elle de Dieu ou bien du diable, autrement dit du mensonge et de l’imposture ? C’est vers cette dernière hypothèse qu’ils penchèrent, car ils ne crurent pas à son prophétisme et même eurent « honte de lui », ce qui implique qu’ils avaient de lui une image tout à fait opposée à celle d’un rabbi ou d’un prophète. Constater qu’il se présentait comme un rabbi les consternait, ce qui est confirmé de façon certaine par la phrase « ils se scandalisèrent à son sujet ».
   Qu’avait fait Jésus pour susciter ce scandale ? Rien d’autre que de leur exposer une doctrine, d’oser se présenter comme un rabbi. C’était pour eux beaucoup plus qu’une surprise : son comportement était si choquant, si honteux, qu’ils n’auraient pu l’écouter sans frôler le péché. Mais qui était donc ce Jésus ? Quelle tare rendait sa personne si indigne que l’exercice de la fonction de maître et de guérisseur fut considéré par ses concitoyens comme une provocation scandaleuse ?

   Nous trouvons la réponse dans les paroles que ces mêmes personnes auraient prononcées : « n’est-il pas le charpentier, le fils de Marie ? » (2). Il y a là deux énoncés d’inégale valeur : le premier, sur « le charpentier », est indicatif ; le second, sur « le fils de Marie », est par contre qualitatif. La raison du scandale repose dans ce second énoncé.
   Il est vrai que Marc, en le faisant suivre du nom des frères de Jésus, tente d’en diminuer la portée ; mais il s’agit d’une censure qu’il exerce sur sa propre documentation, celle-ci s’opposant au propos christologique de son récit. Quelle est en effet la signification réelle de l’expression « fils de Marie », sinon que Jésus était un bâtard ? Dans les civilisations anciennes – aussi bien dans le judaïsme qu’en Grèce ou à Rome – le nom d’une personne légitime était déterminé par référence à son père ; « fils de untel ». Par contre les enfants illégitimes étaient nommés par référence à leur mère ; Jésus était donc un enfant illégitime.
   L’attitude de ses concitoyens à son égard devient alors compréhensible. Je préciserai par la suite le conditionnement qui affectait le bâtard, aussi bien au niveau psychologique que social, pour l’heure il suffit de souligner qu’il était considéré comme un homme né du péché, donc marqué par une tache honteuse le rendant fondamentalement inapte à s’ériger en maître et en prophète. Seule une intervention de Dieu susceptible de l’accréditer par un signe pouvait suppléer son absence de légitimité. Faute d’un tel signe, le bâtard qui revendiquait un rôle de maître ou de prophète ne pouvait être qu’un imposteur, un charlatan ou, pire encore, un homme possédé par les démons. Les questions que se posaient les nazaréens peuvent être traduites en ces termes : « quelle sagesse cet homme peut-il avoir, s’il n’est que le charpentier, le " fils de Marie ", ce bâtard dont nous connaissons bien les frères et les sœurs ? Et si c’est bien cet homme-là, d’où viennent alors les prodiges qu’il opère de ses mains ? »

   Les exégètes, tout en connaissant le sens de l’expression, ont surtout recherché si, dans des circonstances déterminées ou exceptionnelles, elle a pu avoir un autre sens. Cette recherche est justifiée puisque, dans les mêmes évangiles, l’affirmation que Jésus était fils légitime de la lignée davidique est constante et sans équivoque. Des différentes hypothèses formulées par les exégètes, je retiendrai les trois qui me semblent les mieux fondées(3).
   Les gens auraient appelé Jésus « fils de Marie » parce qu’il était fils d’une veuve, ou parce que son père était mort depuis longtemps. Ne connaissant pas son père ils ne pouvaient le désigner, semble-t-il, que par référence à sa mère. C’est l’opinion des catholiques. Cette hypothèse n’est cependant pas soutenable : l’appellation d’un individu par référence à son père ne relevait pas de la situation de fait, mais de l’état-civil de la personne, déterminant sa légitimité vis-à-vis de la société. Que le père soit vivant ou mort n’avait aucune importance, puisqu’on se référait à lui en tant que constituant un anneau dans la chaîne généalogique. De plus cette hypothèse n’explique pas pourquoi dans Luc (Lc 3:23 ; 4:22) et dans le quatrième évangile (Jn 6:42), les gens connaissent Jésus comme étant « fils de Joseph ».
   Selon la deuxième hypothèse, il serait erroné d’interpréter cette appellation comme un témoignage sur la généalogie de Jésus, car elle serait un produit de circonstance, relevant moins d’une intention généalogique que du simple besoin de désigner Jésus par les signes de reconnaissance de la pratique quotidienne. Jésus était fils de Marie, comme il était frère de Jacques ou de Joseph, la nature juridique de cette double relation demeurant tout à fait hors de propos (4). Sans doute une telle hypothèse est-elle a priori soutenable, mais elle est fausse dans le contexte du récit, car si « fils de Marie » n’ajoute rien à « charpentier », la stupeur et surtout le scandale des gens demeurent inexplicables. Pourquoi, du simple fait d’enseigner dans la synagogue, cet homme-là, le fils de Marie, devient-il objet de scandale ? Serait-ce parce qu’il avait été le charpentier du village ? Mais bien d’autres grands personnages de l’histoire d’Israël, des rois et des prophètes, avaient été aussi de condition humble et populaire (5). L’énigme s’éclaire par contre si on lit le texte dans le sens que cet homme-là était « fils d’une femme » : un bâtard.
   Selon Guignebert, les différences entre les évangiles s’expliqueraient par leur mauvaise lecture de la source. Celle-ci s’exprimerait ainsi : « Jésus, fils de charpentier », au sens de « Jésus charpen­tier », comme l’expression « fils de l’homme » qui signifie « homme ». Marc aurait interprété d’une façon exacte : Jésus est le charpentier. Matthieu par contre, ne comprenant pas l’expression, l’aurait rapportée telle qu’elle. Luc, la comprenant encore moins que Matthieu, aurait remplacé « fils de charpentier » par « fils de Joseph »(6). Ce qui est étonnant dans cette interprétation, c’est qu’elle cherche à expliquer les différences non à partir des optiques théologiques des auteurs mais de leur faute d’interprétation d’une expression, qui était pourtant du langage commun. Guignebert ne tient pas compte dans son interprétation de ce que Marc ne se contente pas de dire « le charpentier » mais affirme aussi « le fils de Marie ». Or c’est précisément cette expression qui fait problème.

   Que l’expression « fils de Marie » doive être interprétée dans son sens juridique apparaît sans aucune équivoque à l’examen du tableau synoptique des passages correspondants des autres évangiles car, au lieu de montrer un accord, ce tableau manifeste des différences substantielles, qui impliquent de surcroît une action de censure du texte de Marc :

   La censure est aussi subtile qu’évidente et, j’ajouterai, efficace. « Le charpentier, le fils de Marie » chez Marc, devient chez Matthieu « le fils du charpentier » : toute allusion, tout soupçon quant à la naissance illégitime de Jésus sont éliminés. Chez Luc, la censure se fait plus précise, conformément d’ailleurs au proto-évangile de la naissance : Jésus est le « fils de Joseph » ; Luc confirme même par la vox populi que Jésus était vraiment considéré comme fils de Joseph (Lc 3:23).

   Le récit de Luc (Lc 4:16-30) mérite une attention toute spéciale. Quoique la trame soit la même que celle de Marc, la détermination de l’action change. Celle-ci peut être résumée ainsi :
1) Jésus lit un texte d’Isaïe, en proclamant qu’il s’accomplit dans sa propre personne ;
2) les gens qui l’écoutent lui rendent témoignage, en s’étonnant de ses paroles et en le reconnaissant comme « fils de Joseph » (Lc 4:22);
3) au lieu d’opérer, comme d’habitude, des guérisons, Jésus s’en abstient en se fondant sur l’attitude d’Élie, qui n’a accompli de miracles que sur des étrangers ;
4) cette attitude rend les spectateurs tellement furieux qu’ils le conduisent sur une montagne pour le jeter en bas.
   De toute évidence, ce récit est incohérent. Pourquoi Jésus se serait-il refusé à opérer des guérisons sur ces gens, alors qu’il les juge dignes d’écouter son message ? Comment ces gens peuvent-ils le menacer de mort, après avoir rendu témoignage qu’il accomplissait en lui le message messianique d’Isaïe ? Cette incohérence ne peut venir que d’une censure christologique, qui n’est pas parvenue à plier totalement dans son sens la source d’information parce que celle-ci était un texte d’accusation contre Jésus et son messianisme. Si Jésus a été chassé et menacé de mort, c’est qu’il avait suscité chez ses auditeurs un véritable scandale. L’affirmation de Luc selon laquelle ceux-ci se seraient étonnés et lui auraient rendu témoignage n’est qu’une peinture superficielle, destinée à occulter la réalité du fait.
   Le texte lui-même nous permet de retrouver la cause de ce scandale : Jésus se serait présenté comme prophète, agissant à l’image d’Élie ! Le rejet du peuple se comprend si nous revenons de l’expression « fils de Joseph » à celle, originaire, que nous trouvons chez Marc de « fils de Marie ». Ils le rejettent et le jugent passible de mort parce que, étant bâtard, il a osé s’assimiler au prophète Élie. Si on le lit à la lumière de Marc, le récit de Luc est susceptible de mieux éclairer le déroulement des faits et de confirmer l’origine bâtarde de Jésus.

   Analysons un des détails de ce texte. Avant de donner les raisons de son refus d’opérer des miracles, Jésus dit : « sans doute vous m’appliquerez ce proverbe : médecin, guéris-toi toi-même » (Lc 4:23). Il est dans l’habitude des évangélistes d’anticiper par la bouche de Jésus les doutes et les accusations de ses auditeurs. Évidemment, les doutes et les interrogations perdent de leur force d’opposition du fait même qu’ils sont prévus. On doit dès lors affirmer que ce sont ses adversaires qui lui ont dit « médecin, soigne-toi toi-même ». Loin de refuser, Jésus au contraire a voulu opérer des guérisons, mais il en a été empêché, les gens le couvrant de sarcasmes et d’imprécations parce qu’il était lui-même impur, bâtard. En mettant le proverbe dans la bouche de Jésus, Luc parvient à le soustraire à son véritable contexte, mais il ne peut éviter une aporie : cette affirmation n’a de sens que si les gens auxquels Jésus s’adressaient pensaient qu’il était malade ou impur.

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(1) Les synoptiques emploient le verbe « ekplessomoi » pour signifier l’étonnement des gens devant la personnalité de Jésus, qu’ils soient frappés par son autorité (Mc 1:22 ; 11:18 ; Mt 7:28 ; Lc 4:32), par sa doctrine (Mc 10:26 ; Mt 19:25 ; 22:23), ou enfin par l’efficacité de sa parole (Mc 7:37 ; Lc 9:43). On peut donc affirmer que Marc, dans ce passage, a donné à ce verbe le même sens. Celui-ci crée cependant une aporie dans le récit, car comment les gens peuvent-ils s’étonner de sa doctrine tout en se scandalisant à son égard ? L’aporie trahit que l’auteur a censuré le témoignage dont il s’est servi, en jouant sur le double sens du verbe « ekplessomoi » : « être dégoûté » et « être étonné ».   Retour au texte

(2) Selon Furfey, la traduction du mot « teknon » n’est pas « menuisier », mais « charpentier » (P.H. Furfey, « Christ as teknon », in The catholic biblical quaterly, 1955 (12), pp. 324-335.   Retour au texte

(3) Dans cet aperçu, je me fonde sur l’étude de Mc Arthur : H.K. Mc Arthur, « Son of Mary », in Novum Testamentum, 1975 (15), pp. 38-58.   Retour au texte

(4) C’est l’opinion de Mc Arthur lui-même (op.cit, p. 56).   Retour au texte

(5) David (1 S 16:11) et Amos (Am 1:1) furent des bergers.   Retour au texte

(6) G. Guignebert, Jésus, La renaissance du livre, Paris 1933, p. 2.   Retour au texte



1984




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