ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Tourcoing (1960-1967) :
à la recherche de structures nouvelles
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
-
Introduction
-
Le protestantisme
à
Tourcoing
-
Communauté
vivante
-
Sensibilisations
-
Parole
d’utopie
-
L’impasse
-
Recherche de structures
nouvelles
.
Préliminaires
.
En sursis
-
Expériences
nouvelles
-
Vers
la crise
La crise
Épilogue
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Préliminaires (1962-1964)
J’étais conscient, dès les premiers mois de mon ministère à
Tourcoing, que la communauté protestante s’acheminait inexorablement vers une impasse si l’alerte n’était pas donnée, afin de trouver hors des sentiers battus et des formes traditionnelles une possibilité d’affirmer autrement la présence de l’Évangile dans
cette cité industrielle du
Nord. Mais il ne suffisait pas d’en informer seulement la communauté ; les Églises voisines de
Lille et de
Roubaix, ainsi que les autorités ecclésiastiques régionales devaient être impliquées, afin qu’elles s’associent à la recherche de structures nouvelles et à leur mise en place.
Dans la seconde année de mon ministère, après en avoir délibéré avec le Conseil de
Tourcoing, j’adressai en son nom, le 27 avril 1962, un appel aux membres du Conseil presbytéral et au pasteur de
Roubaix,
Pierre Roy.
«
Nous mesurons qu’il est de plus en plus difficile, aujourd’hui, de travailler à l’œuvre du
Seigneur sur
ce territoire qui nous est confié, et de vivre côte-à-côte en s’ignorant presque totalement. Certes, dans le passé et encore récemment,
nos deux paroisses ont eu des rapports fraternels ; toutefois,
elles ont jusqu’à ce jour compris leurs responsabilités de manière autonome. À travers les circonstances et les situations actuelles,
le Seigneur semble nous indiquer qu’aujourd’hui ces temps sont révolus et que nous sommes appelés à repenser le ministère commun de l’Église sur ce vaste territoire. Un des signes qui nous invite à cette réflexion et nous conduit à vous écrire est la situation de l’Église de
Tourcoing.
Vous le savez sans doute, c’est une toute petite communauté, très faible numériquement, mais dont la structure et les charges multiples sont celles d’une paroisse dite « majeure ». La volonté de vivre de cette petite Église est manifeste parmi ceux qui en constituent le noyau vivant, mais elle s’essouffle rapidement, tant au point de vue spirituel que financier. Le Conseil presbytéral a pris conscience depuis plusieurs mois que le moment approche où des bouleversements regrettables risquent de se produire, et qu’en tout cas le statu quo pourra difficilement être maintenu.
Il ne s’agit pas essentiellement de « porter secours » à une petite Église en difficulté et de n’envisager que quelques « palliatifs » pour la maintenir. Il s’agit de découvrir, à partir des difficultés fondamentales de l’Église de
Tourcoing, que
le Seigneur nous invite à prendre conscience ensemble que le moment est favorable pour la recherche de notre commune vocation d’Église de secteur, aux structures plus larges et plus différenciées dans ses ministères, pastoraux et laïcs
».
Deux manifestations communes furent les premières réponses à cet appel : la concentration de l’Ascension, présidée par
Jacques Lochard en mai 1962 au terrain de
Mouvaux
(1)
, puis la journée inter-paroissiale d’octobre 1962 sur l’évangélisation et le prosélytisme
(2)
, sujet mis à l’étude des synodes.
Quelques mois plus tard, le 4 janvier 1963, j’écrivais aux pasteurs
Rigaud de
Lille,
Roy de
Roubaix, et
Floris
(3)
du Centre régional du
Nord, pour leur proposer une rencontre avec le Conseil presbytéral de
Tourcoing, afin d’organiser avec eux et quelques conseillers de leurs paroisses une « mission paroissiale » à
Tourcoing, précisant : «
Elle aurait un double intérêt : pour les visiteurs de connaître de l’intérieur la réalité de cette petite Église à l’heure de sa vérité ; pour les visités de « se resourcer » et prendre une meilleure conscience des nécessités de l’Église dans ce secteur des
Flandres. Ce serait, en outre, l’amorce d’une réflexion stratégique sur le tas
».
Puis un appel officiel du Conseil presbytéral de
Tourcoing fut adressé le 29 janvier 1963 aux deux paroisses de
Roubaix et
Lille, non comme un « appel au secours », mais pour un « examen de conscience commun » : «
Il n’y a aujourd’hui aucune crise aiguë,
pouvait-on lire en substance,
mais un mal chronique pour lequel il convient d’envisager des remèdes à la mesure du « corps entier », et non seulement localement
».
Cette première rencontre des représentants du secteur des
Flandres eut lieu au presbytère de
Tourcoing, le 13 février 1963. La « mission paroissiale » réalisée du 26 février au 2 mars 1963 eut pour aboutissement l’assemblée générale de la paroisse, le 3 mars 1963. Tout au long de cette semaine, sept pasteurs et laïcs des
Flandres, associés aux conseillers de
Tourcoing, visitèrent à peu près tous les membres de la communauté tourquennoise et en rencontrèrent nombre d’entre eux dans deux réunions de quartiers. Enfin, le 21 mars 1963, les « visiteurs » se retrouvèrent avec le conseil de paroisse au presbytère de la rue Ronsard, pour échanger leurs impressions et faire la synthèse de ces contacts. Le rapporteur de cette rencontre, un laïc de
Lille, note dans sa relation : «
Un esprit de secteur était né
». Il a alors été proposé la création d’une commission de secteur comprenant les pasteurs et trois conseillers de chaque paroisse, afin d’examiner les problèmes d’interpénétration des paroisses du secteur.
Un des fruits de cette initiative fut la décision prise par les Conseils de
Roubaix et de
Tourcoing d’une mise en commun des catéchumènes des deux Églises, et du partage de l’enseignement religieux entre les deux pasteurs de l’Église réformée et celui de la Mission populaire, la Solidarité de
Roubaix,
Henri Drevet, à partir de la rentrée d’octobre 1963. Cette expérience originale et fructueuse devait se prolonger jusqu’en 1967.
L’appel du vingt-neuf janvier 1963 et la mission paroissiale à
Tourcoing devaient marquer l’origine de la première Commission pour l’étude des structures, destinée à mettre en place une forme nouvelle d’Église.
Cette Commission se réunit à trois reprises : le deux mai à
Lille, le sept juin à
Marcq-en-Barœul, et le huit octobre 1963 à
Roubaix. Elle était constituée, comme le désir en avait été exprimé, par les pasteurs de
Lille (
Jacques Rigaud), de
Fives (
Philippe Blanc), de
Roubaix (
Pierre Roy) et du Centre du
Nord (
Ennio Floris), ainsi que celui de
Tourcoing, accompagnés, chacun, par trois laïcs.
D’emblée (même si tous n’étaient pas intimement convaincus, en particulier les pasteurs de
Lille et de
Fives), certains firent valoir que, si «
l’étincelle a été déclenchée par
Tourcoing
», les autres paroisses devaient comprendre qu’elles connaissent peut-être un malaise de même nature. Au cours de ces trois rencontres, la Commission tenta de définir son rôle et sa méthode ; elle répartit ses membres en quatre sous-commissions, qui devaient faire l’inventaire des besoins sur le secteur des
Flandres dans les domaines pastoral, financier, de la jeunesse et du diaconat, et présenter ensuite des propositions à la Commission.
Presqu’aussitôt, la sous-commission financière déclara forfait : «
On a examiné les méthodes de chacun, et on ne voit pas l’intérêt d’une seule méthode
». Celle chargée du diaconat n’eut même pas le loisir d’exister. Les membres de la Commission n’explorèrent donc – fort superficiellement – que les spécialisations possibles des ministères pastoraux et les attentes de la jeunesse du secteur.
Toucher au ministère pastoral relevait d’une audace presqu’irrespectueuse ! Aucune vision commune ne parvint à accorder les pasteur, l’individualisme pastoral opposant la principale résistance. Sans doute n’y eut-il pas d’obstruction déclarée, mais un refus plus ou moins avoué de modifier quoi que ce soit aux habitudes acquises et au pouvoir propre à chacun. Le silence des représentants de
Fives exprimait leur désapprobation, et celui des
roubaisiens indiquait leur perplexité et leur manque d’imagination.
Lille, en la personne de
Jacques Rigaud, exprima à sa manière l’attitude des autres.
Il fut le plus réservé sur le partage du ministère de la prédication et de la catéchèse, et incapable de se dégager de la structure traditionnelle : «
Nous sommes pris dans une structure,
déclara-t-il
: le pasteur est responsable devant le Conseil presbytéral, on ne peut pas mépriser la réalité paroissiale
».
Lui-même «
voyait très modestement une entr’aide entre pasteurs, et dans chaque paroisse des ministères laïcs
».
Ainsi, on bavarda sur beaucoup de sujets : sans jamais rien en approfondir, on ne développait que des généralités. Comment aurait-il été possible de renouveler des structures quand les mentalités résistaient à ce point à une ouverture et à une transformation essentielles ?
Au moment où furent abordés les problèmes de la jeunesse, on aurait pu espérer trouver plus aisément un
consensus
, chacun se plaisant à reconnaître «
qu’on devrait arriver à une méthode commune
» et qu’on «
peut être optimiste si, dans ces essais de rapprochement, les jeunes ont l’appui des pasteurs
».
Hélas ! Là encore, la majorité de la Commission manifesta ses réticences et demeura paralysée dans son conservatisme. Pour les représentants de
Lille, il convenait d’éviter de «
créer une Église à part… Nous avons une conception paroissiale
». Pour ceux de
Fives, il n’était pas question de demander aux responsables de jeunesse un engagement supplémentaire. Encore une fois, ceux de
Roubaix se déclarèrent impuissants : «
Les jeunes disent : nous cherchons, mais nous ne voulons pas discuter. Les chefs se heurtent à l’indisponibilité
».
Au cours de cette dernière rencontre, on en vint donc à poser la question « que faire maintenant ? », comme si toutes les possibilités avaient été explorées et épuisées ! Pour ma part, je proposais d’établir une plateforme présentant différents projets des sous-commissions, qui serait étudiée dans une assemblée générale du secteur, comprenant les pasteurs, les conseils presbytéraux et les responsables d’activités paroissiales et de jeunesse, au mois de mars 1964. Mais chacun s’empressa de dégager sa responsabilité. Les représentants de
Fives laissèrent entrevoir leur intention profonde : «
ne pas démolir ce qui existe pour construire à
Tourcoing, mais lui apporter une aide consistoriale
» ; ceux de
Lille déclarèrent «
qu’on avait pris les choses par le mauvais bout
» et ceux de
Roubaix que «
le problème de
Tourcoing était à résoudre à
Tourcoing, en recommençant autre chose
».
Le représentant du Conseil régional ayant constaté que rien de concret n’apparaissait dans ces réunions, «
devant la confusion et le désaccord sur les problèmes posés, il fut décidé que chaque membre de la Commission enverrait avant fin octobre une lettre au secrétaire de la Commission,
Pierre Wagner, donnant son avis sur l’ensemble des problèmes du secteur. Une synthèse de ces lettres permettra, peut-être, d’y voir plus clair
». Comment dire plus excellement que cette première Commission des structures du secteur des
Flandres était déclarée en « état de coma dépassé » ?
Le vingt-neuf octobre 1963, répondant à la décision de la Commission, j’adressai au secrétaire
Pierre Wagner une mise au point et des propositions : «
Pour poursuivre la recherche, il me paraît nécessaire d’avoir un esprit nouveau, de disponibilité de tous, pasteurs et conseillers laïcs. Est-on prêt à penser « secteur » et non plus seulement « clocher » ? Remettons-nous en question le fait que l’Église de
Tourcoing pose un problème à l’ensemble du secteur des
Flandres ? Dans cette recherche, ne s’agit-il que d’une « aide » apportée à une paroisse en difficulté ou bien, à l’occasion de la remise en cause de la structure traditionnelle d’une paroisse de secteur, s’agit-il de la prise de conscience commune d’une situation historique qui implique une nouvelle manière d’être de l’Église dans ce secteur ?
»
J’indiquai qu’au «
stade actuel, ce ne serait pas aussi « révolutionnaire » que beaucoup semblent le redouter ; car les éléments de base existent, et il suffirait d’en prendre conscience et leur donner le minimum de consistance : les communautés locales de
Lille,
Fives,
Roubaix et
Tourcoing avec leurs Conseils presbytéraux classiques existent sur un pied d’égalité, et chacun peut devenir un élément vivant de l’ensemble ; les pasteurs ont chacun leur personnalité et leur vision propre du ministère ; il convient de distinguer entre ce qui est leur tâche spécifique et ce qui pourrait être leurs spécialisations ; les Conseils presbytéraux ont pour tâche primordiale la vigilance sur la communauté locale ; le ministère commun de l’Église de secteur pourrait comprendre toutes les tâches concrètes suggérées par la première Commission, mais aussi d’autres à découvrir (ministères laïcs, diaconie, groupes de recherche et d’action, évangélisation, etc.) ; la Commission actuelle pourrait devenir plus tard le « Conseil consistorial » comprenant les pasteurs du secteur et trois conseillers délégués par chaque communauté ; enfin, une assemblée générale réunirait une fois par an les responsables du secteur
».
Je proposai enfin un calendrier proposant successivement la préparation d’une plateforme sur cinq projets à étudier par les différents Conseils presbytéraux (ministères pastoraux, jeunesse, ministères laïcs, évangélisation, finances) ; ensuite une réunion pléniaire de la Commission de secteur pour mettre en forme définitive ces projets, après en avoir recueilli les avis des Conseils ; une assemblée générale de tous les responsables en activité dans le secteur aurait repris ces projets pour leur donner autorité ; enfin, après cette assemblée générale, la Commission se serait réunie une nouvelle fois pour faire la synthèse et mettre en œuvre ce nouveau plan à l’automne 1964.
Inutile de souligner qu’il n’y eut aucune suite à ces propositions. Cette première page était définitivement tournée…
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(1)
Voir
(2)
Voir
(3) Voir une
brêve biographie
d’Ennio Floris
par
Jacques Lochard (1986),
l’autobiographie
d’Ennio Floris (2012), et son
autobiografia
(2005).
1992
tc436100 : 23/07/2019