ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Tourcoing (1960-1967) :
expériences nouvelles
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
-
Introduction
-
Le protestantisme
à
Tourcoing
-
Communauté
vivante
-
Sensibilisations
-
Parole
d’utopie
-
L’impasse
-
Recherche
de structures
nouvelles
-
Expériences nouvelles
.
Tournant
théologique
.
Tournant œcuménique
.
Le groupe
œcuménique
.
Le groupe
pour la paix
.
Le groupe
de recherche
biblique
-
Vers
la crise
La crise
Épilogue
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Un tournant œcuménique
Un tournant œcuménique se produisit lors d’un important colloque œcuménique, le vingt-et-un janvier 1964, organisé au cinéma
Vox
de
Tourcoing dans le cadre de la semaine de l’unité des
chrétiens, qui eut pour orateurs le
R.P. Le Guillou, dominicain et expert au concile Vatican II, et le
pasteur Hébert Roux qui y représentait en observateur la Fédération protestante de
France.
Cette manifestation, qui connut un succès jamais atteint, fut très largement répercutée par la presse régionale du
Nord et eu pour effet bénéfique de modifier profondément les mentalités. Les protestants, infime minorité de la population, furent dès ce moment considérés avec un regard plus amical par le milieu catholique, un des plus conservateurs de
la région et peut-être de
France. Quelque temps après, une commerçante en droguerie de
la ville confia à
mon épouse, qui cherchait elle-même à compléter le salaire pastoral peu lucratif, qu’elle n’aurait jamais auparavant osé embaucher un protestant.
Le colloque se tint le vingt-et-un janvier 1964. Pour la première fois, ce fut l’occasion d’un contact officiel entre le catholicisme et le protestantisme à
Tourcoing. S’il connut le succès dont la presse se fit l’écho, ce colloque le dut d’abord à une préparation minutieuse sous la responsabilité d’une équipe mixte, constituée de représentants des autorités catholiques de
la ville, dont
l’archiprêtre, le chanoine Clarisse et un de ses vicaires,
l’abbé Degandt, et du pasteur de
Tourcoing, auquel s’était joint pour l’occasion
Pierre Roy, pasteur de
Roubaix. Au nom de cette équipe, le pasteur de
Tourcoing fut chargé de l’information et de la documentation auprès de la presse.
Précisément, il est instructif de relire les relations qu’en a fait celle-ci à l’époque. À l’exception du journal communiste
Liberté
, qui ne fut jamais absent de toutes nos autres manifestations publiques, les trois grands quotidiens, dans leurs éditions des
Flandres,
La Voix du Nord
,
Nord-Eclair
et
La Croix du Nord
, donnèrent avant et après la manifestation une information abondante, précise et impartiale sur les propos tenus par
les orateurs, prolongeant ainsi largement l’écho de cette soirée au sein de la population. Déjà les grosses manchettes se voulaient accrocheuses.
Avant la conférence, ils annoncèrent presque dans les mêmes termes : «
Pour la semaine de l’unité chrétienne, le dialogue s’engage à
Tourcoing entre catholiques et protestants
». Après la conférence, avec quelques nuances, perçait un certain enthousiasme dans les formulations :
«
La semaine de l’unité chrétienne. Double et impressionnant témoignage du
pasteur H. Roux et du
R.P. Le Guillou : catholiques et protestants à l’heure du concile
» (
Nord-Eclair
, 23 janvier 1964).
«
1.200 personnes ont assisté au colloque œcuménique entre catholiques et protestants. Si le rapprochement sentimental est facile, la marche vers l’unité est fonction de l’approfondissement de la foi
» (
La Voix du Nord
, 23 janvier 1964).
«
L’unité des
chrétiens : il faut renoncer à la fabriquer, l’attendre comme une grâce de
Jésus-Christ : conclusion du dialogue entre catholiques et protestants
» (
La Croix du Nord
, 23 janvier 1964).
Repris en des termes voisins par les deux autres quotidiens,
La Voix du Nord
décrivit ainsi le cadre et l’ambiance : «
Le concile Vatican II voulu par
Jean XXIII pour renouveler l’Église, repenser ses structures, ce qui aurait pour conséquence éventuelle le rapprochement, puis l’unité de tous les
chrétiens, a profondément marqué le monde des croyants, à quelque Église qu’ils appartiennent. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu 1.200 auditeurs mardi soir au Vox (dont une très forte proportion de membres du clergé, religieuses et animateurs d’œuvres) pour assister au dialogue œcuménique, dans le cadre de la semaine de l’unité, entre le
R.P. Le Guillou,
théologien, et le
pasteur H. Roux, observateur au concile. Mais la salle ne contient que 750 places assises ; il y eut donc plus du tiers des auditeurs qui acquirent beaucoup de mérites en demeurant debout pendant trois heures. Il y eut aussi de nombreuses personnes qui, s’étant dérangées malgré la circulation rendue très pénible par le brouillard, ne purent trouver place et rentrèrent chez elles
».
Pour présenter
les deux orateurs, chacun mit aussi sa touche particulière.
Nord-Eclair
accentua leur aspect extérieur et leur prudence : «
L’un porte la flanelle blanche des dominicains,
l’autre est en veston ;
l’un a le timbre clair et le verbe rapide aux inflexions chaudes,
l’autre exclut tout effet oratoire, mais n’est ni moins convaincant ni moins net.
Tous deux prudents, car on ne saurait l’être trop dans de telles matières
».
La Croix du Nord
, pourtant un organe de l’Église catholique, laissa percer sous le compliment une pointe de critique : «
Avec une éloquence toute dominicaine et une pensée extrêmement fouillée, parfois trop savante peut-être, le
R.P. Le Guillou ouvrit ce dialogue public pour la première fois dans notre région entre catholiques et protestants
».
Critique plus marquée dans
La Voix du Nord
, lui aussi quotidien de droite favorable à l’Église romaine : «
Malheureusement, le
R.P. Le Guillou ne sut pas, à notre avis, se départir suffisamment de son esprit de
théologien, de spécialiste d’une dialectique presque technique. Il aurait mieux valu qu’en termes simples, avec moins de ces « schémas » dans lesquels les catholiques pataugent un peu,
il expose ce qui divise, ce qui est commun aux deux communautés, et les évolutions convergentes
».
Enfin, les trois quotidiens donnèrent de ce dialogue une relation, qui fut plutôt la succession de deux exposés sur l’œcuménisme, vu par un catholique puis par un protestant. Une amorce de dialogue se noua, cependant, au moment des questions, avec le public.
Concernant l’intervention du
R.P. Le Guillou,
La Croix du Nord
fit un clin d’œil à l’Église orthodoxe pour exprimer le drame de la division : «
C’est par l’émouvante image de
SS Paul VI et du
patriarche Athénagoras marchant à
Jérusalem, la main dans la main, et celle prodigieusement évocatrice
du pape balloté dans les rues étroites de la cité sainte, que le
R.P. Le Guillou définit la marche vers l’unité de l’Église qui ne pourra se faire que dans la pauvreté, la pénitence et la prière… Évoquant les amitiés solides nouées au cours de ses travaux et notamment avec les prêtres orthodoxes, le
R.P. Le Guillou rappelle qu’il arrivait un moment où cette séparation devenait tragique : « je pouvais participer à leurs prières et à leur rite, mais je ne pouvais pas communier
».
Nord-Eclair
résuma plus brièvement par ce sous-titre : «
Le chrétien ne connaît pas l’immobilisme
» : «
L’Église catholique est en marche, mais il est clair que cette marche s’est brusquement accélérée avec les
deux derniers papes et surtout avec le concile Vatican II. Pour le catholique, c’est la recherche de la plénitude du mystère du
Christ dans une communion toujours plus profonde avec ses frères protestants et orthodoxes, et surtout à leurs communautés, ce qui suppose qu’il soit lui-même de plus en plus catholique
».
La Voix du Nord
, enfin, donna sans doute de la vision œcuménique du
R.P. Le Guillou une relation honnête qui laissait percer, cependant, son embarras devant la « technicité » de l’argumentation : «
Dans ce qui est en train de se passer autour du concile, il ne s’agit pas seulement du « schéma sur l’œcuménisme », mais d’un schéma sur l’Église considérée dans le secret des rapports avec
Dieu, ainsi que de la perspective de la mise en place de tout
le peuple chrétien. Nous avons actuellement une vision de l’Église en dynamisme et en mouvement, car l’Église doit être dans un mouvement perpétuel de conversion, pour devenir de plus en plus catholique, le
Christ étant à la fois le principe, le guide et le but de toute réforme. C’est loyalement et en approfondissant notre foi que nous devons reconnaître chez nos frères protestants et orthodoxes la même recherche de l’identification de la vie avec celle du
Christ. Nous avons en communion le baptême,
l’Esprit-saint, la parole du
Christ et la recherche de
Dieu… Nous avons à nous rénover, à inventer des chemins nouveaux pour y rencontrer nos frères
chrétiens, mais cette rencontre ne peut se faire que dans la profondeur d’une foi commune et non dans le domaine des rites
».
Était-ce le fait de la nouveauté, ou de la plus grande clarté du
partenaire protestant ?
Les trois quotidiens ont été plus prolixes et plus précis sur l’intervention du
pasteur H. Roux.
Nord-Eclair
la résuma par deux arguments : d’une part, pas de faux œcuménisme : «
L’Église catholique ne s’est pas libérée, comme le pense
son ami dominicain ; elle est en train de se libérer de son juridisme, de son immobilisme, de sa solitude. Elle ne peut le faire plus rapidement : le tournant est à trop grande amplitude pour n’être pas pris avec une inévitable lenteur.
Il a mis en garde aussi contre les formes détournées ou amoindries de l’œcuménisme : la forme sentimentale, qui est un élan mais peut mener aux équivoques, aux confusions, à l’indifférentisme ; la forme politique, qui voit là une défense des valeurs chrétiennes en face du matérialisme, du communisme
» ; d’autre part, réveil de la foi : «
H. Roux invite les protestants à s’examiner pour voir s’ils posent une question à l’Église catholique, et si celle-ci leur pose des questions. Le tout doit mener à un réveil de la foi
».
L’argumentation de
l’orateur sur le fait œcuménique,
La Voix du Nord
la résuma en ces termes : «
Le fait œcuménique se situe à l’intérieur d’une opposition fondamentale qui a fait, depuis quatre siècles, considérer catholicisme et protestantisme comme deux termes antithétiques. À l’origine de la « Réformation », il y eut des catholiques qui, devant une Église qui ne satisfaisait plus leurs aspirations vers l’unique vérité et la pureté des rapports avec
Dieu, voulurent retrouver une vraie catholicité
».
La Croix du Nord
, plus habile avec le langage théologique, précisa : «
La Réforme voulait un retour aux sources en proclamant seul
Jésus-Christ auteur par son sacrifice de la réconciliation avec
Dieu. C’est par la foi en
Jésus-Christ que nous obtenons le pardon de nos péchés
».
Puis
La Voix du Nord
poursuivait : «
Malheureusement, en l’espace d’une génération, la rupture se produisit : le protestantisme apparut comme un élément de division, une déviation, une sorte de « libre pensée ». Mais les réformés considéraient l’Église catholique comme ancrée dans des traditions et des rites et souvent, il faut bien le reconnaître, comme l’illustration de l’inquisition, de la tyrannie dans le domaine spirituel, de la domination des consciences, de l’intolérance.
Heureusement cette Église, au cours des siècles, plus spécialement ces cinquante dernières années, a évolué, et le concile n’amènera pas seulement des modifications de forme, mais une transformation profonde des esprits. Il n’en reste pas moins des objections fondamentales à l’unité dans la foi elle-même et la sacramentalité. Il est évident qu’on ne pourra nous faire accepter la doctrine catholique romaine du « primat de Pierre », de l’infaillibilité du
pape, pas plus que l’administration juridique de l’Église. Mais cet esprit de rapprochement montre qu’à travers nos Églises respectives, nous avons la même parole du
Christ, le même appel à l’amour et à l’espérance…
Nous sommes à un moment où, dans le monde chrétien, quelque chose commence à bouger dans la recherche d’approfondissement de la foi. Le
Christ est le centre de l’unité ; si l’Église catholique se met en marche vers
lui, alors nous sommes d’accord et nous pouvons marcher avec elle, sous la restriction que l’Église romaine considère que l’identification avec
le Christ ne peut se faire que par ses seules voies, alors que les protestants l’attendent du
Saint-Esprit. Ensemble, tournons-nous donc vers
le Christ par des chemins qui doivent fatalement converger. Le point de rencontre ne nous appartient pas, mais c’est la volonté de
Jésus-Christ qui le fixera et qui permettra à l’unité de s’accomplir
».
Avec le recul de vingt-huit années, peut-être devrons-nous aujourd’hui tempérer l’euphorie de cette soirée de
Tourcoing. Le pontificat de
Jean-Paul II semble refroidir les élans de l’œcuménisme. Par exemple, la lettre que le
cardinal Josef Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, vient d’écrire le quinze juin 1992 à tous les évêques catholiques «
sur certains aspects de l’Église comme communion
» va faire l’effet d’une douche froide dans les milieux œcuméniques, comme l’écrit le quotidien
Le Monde
.
En effet, pour
le cardinal, les fondements de l’unité de l’Église sont l’eucharistie et l’épiscopat : «
Le primat de
l’évêque de
Rome et le collège épiscopal,
écrit-il,
sont des éléments propres à l’Église universelle, et non des dérivés de la particularité des Églises
». Le ministère de
l’évêque de
Rome comporte un pouvoir «
suprême, plénier et universel
». Pour que se réalise l’unité de l’Église, les protestants, pour leur part, qui «
n’ont pas maintenu le principe de la succession apostolique ou conservé l’eucharistie valide
» devront reconnaître le primat et la permanence du
pape «
comme un service apostolique universel, présent à l’intérieur de toutes les Églises
».
Ainsi, l’objection fondamentale à l’unité de la foi et de sacramentalité soulevée par le
pasteur H. Roux dans son intervention, ce vingt-et-un janvier 1964, devient désormais, pour les autorités suprêmes catholiques d’aujourd’hui, la condition majeure de l’unité de l’Église.
Et pourtant, dans la dynamique du dialogue de cette soirée d’hiver, le colloque de
Tourcoing enfanta un groupe œcuménique qui se réunit toutes les six semaines pendant quatre ans !
1992
tc437200 : 23/07/2019