ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Tourcoing (1960-1967) :
expériences nouvelles


Sommaire

Prologue

Introduction

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois

Tourcoing
- Introduction
- Le protestantisme à
  Tourcoing
- Communauté vivante
- Sensibilisations
- Parole d’utopie
- L’impasse
- Recherche de structures
   nouvelles
- Expériences nouvelles
  . Tournant théologique
  . Tournant œcuménique
  . Le groupe œcuménique
  . Le groupe pour la paix
  . Le groupe de recherche
    biblique

- Vers la crise

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Le groupe de recherche biblique


   Comment évoquer cette nouvelle expérience à Tourcoing sans en retrouver les prémisses une quinzaine d’années auparavant, à Clermont-l’Hérault ? (1) À son origine, en effet, se trouve une famille détachée du catholicisme que j’avais connue et estimée dans mon premier poste : Louis et Suzanne Perret, directeurs d’une cave coopérative viticole dans la vallée de l’Hérault. Au départ, les conditions de notre première rencontre, égarée sur un malentendu, n’auraient sans doute pas permis d’augurer la profonde amitié qui devait se maintenir vivace jusqu’à présent, c’est-à-dire déjà plus de quarante années !
   Le libre dialogue qui s’était instauré avec eux dès Clermont-l’Hérault autour de questions qui ne connaissaient aucune barrière philosophique, reli­gieuse, sociale ou politique s’est tout naturellement renoué quand nous nous sommes retrouvés en 1960 à Tourcoing. Avides d’une vérité qui ne soit jamais assénée, mais toujours recherchée, ces amis qui participaient assidument aux manifestations du groupe pour la paix (2) me demandèrent un jour de les aider à lire la Bible sans arrière-pensée de prosélytisme ; puis ils ont suggéré que cette recherche biblique soit partagée avec quelques-uns de leurs amis et connaissances.
   C’est ainsi qu’en 1965 nous nous sommes engagés ensemble dans une lecture suivie de l’évangile de Jean. Elle s’est poursuivie pendant près de trois années, sous les auspices du Centre de recherches du Nord et avec la participation de son directeur, Ennio Floris (3).

   Quinze à vingt personnes, qui se désignèrent spontanément comme le « groupe Perret », se sont retrouvées toutes les trois semaines et, quand l’intérêt de la recherche se faisait plus vif, une rencontre était organisée pour la semaine suivante. Il n’était pas rare qu’une tête nouvelle ou un couple nouveau se joigne à ce groupe, à peu près entièrement indépendant de la paroisse de Tour­coing. Même s’il était exclu que ces amis devien­nent des « protestants », malgré leur sympathie pour l’Église réformée (je ne leur ai, d’ailleurs, jamais demandé), il n’était pas interdit d’imaginer trouver un jour avec elle une forme inédite de relation. Les lettres (4) qu’ils adressèrent, à l’heure de la crise, à Paul Lew, président du Conseil régional du Nord, en ont porté témoignage.

   Le projet d’édition par le Centre régional du Nord d’un Cahier biblique, rassemblant la vingtaine d’entretiens de ce groupe sur l’évangile de Jean, ne put, hélas, voir le jour : les autorités ecclésiastiques ne m’en laissèrent pas le loisir. Néanmoins, il me fut donné de les reprendre différemment, en 1969, à l’occasion d’un mémoire (5) que je dus présenter à la Faculté de théologie de Strasbourg pour obtenir l’équivalence d’une année universitaire en socio­logie à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence. J’ai alors choisi d’approfondir quelques-uns des thèmes du prologue du quatrième évangile, sous le titre Le paradoxe johannique et, au moment de sa soutenance, j’ai rappelé l’origine et le sens de ce mémoire :
   « Ce travail est né sur le tas, dans le cadre des activités du Centre protestant de recherche du Nord, avec un groupe d’amis, croyants et incroyants, catholiques d’origine mais détachés de leur Église, et de quelques protestants en rupture d’orthodoxie. Ce groupe a constitué dans ce secteur du Nord, où j’étais pasteur depuis une dizaine d’année, une tentative de mutation d’une paroisse – Tourcoing – en déclin. Il me paraît significatif qu’une semblable recherche ait pu être entreprise à un moment particulier, décisif même, me semble-t-il, porteur au sein de la crise d’une possibilité réelle de renouvellement de l’Église, prisonnière de ses structures mentales et institutionnelles. Il fallait accepter d’établir le constat de décès d’une paroisse épuisée humainement et financièrement, née de l’évangélisation revivaliste du début du siècle, ou bien essayer, à tâtons, d’ouvrir des perspectives entièrement inédites. Ce groupe de recherche biblique fut l’un de ceux par lesquels nous espérions dépasser cette situation condamnée.
   Expérience surprenante qui me fit découvrir qu’aujourd’hui des hommes et des femmes d’horizons divers, et nullement des « intellectuels », pouvaient encore être accessibles à une recherche biblique exigeante, sous les trois réserves qu’ils avaient eux-mêmes émises : que ne soit jamais évacué l’arrière-plan des préoccupations humaines contemporaines, le refus de servir de « cobayes » au prosélytisme d’une Église et d’une vérité figée dans des dogmes et des confessions de foi préétablies, enfin la recherche d’un dialogue libre qui ne soit pas simple discours magistral, mais qui ouvre des voies nouvelles au sens de la vie.
   Telle fut pendant trois ans, autour de l’évangile de Jean, la « méthodologie » de ce groupe, issu d’une seule famille mais qui rassembla rapidement dans cet esprit d’autres catholiques incroyants, des athées, et, au cours de la dernière année, des protestants en rupture et même quelques conseillers presbytéraux de la paroisse de Roubaix, fatigués de la routine ecclésiastique et désireux de découvrir une lecture de la Bible dégagée du fondamentalisme et de l’orthodoxie classique.
   Pourquoi le quatrième évangile fut-il choisi ? Sans doute parce que les deux mots-clés de notre recherche, les deux éléments fondamentaux de notre attente, s’y trouvaient présents : « Dieu » et « le monde », unis dans une relation spécifique à la « parole » (logos). Ces hommes et ces femmes avaient besoin d’une « parole » qui rompe avec le « discours religieux », et qui soit porteuse de sens pour leur présent. Ainsi, au cours de cette vingtaine d’entretiens quasi mensuels, nous avons précisé ensemble ce que j’ai appelé le « paradoxe johannique », du logos dans sa relation à Dieu et au monde. Sous ce jour de gratuité et de liberté, le texte biblique accepté comme l’une des bases possibles de la découverte commune, et reçu comme une culture et un langage (et non une parole sacrée) est parvenu à « parler » à chacun de manière originale, et même à le passionner ! »


   « La parole devint chair et a fait sa demeure parmi nous… » (Jn 1:14). C’est certainement à ce point qu’apparaît avec le plus de clarté l’originalité du prologue johannique. « Le logos devenu chair » est une notion absolument étrangère au monde grec. Sans doute les Grecs n’ignoraient-ils pas le « devenir » (genesis), mais il était un élément méprisable, et la « chair » (sarks) était fonda­mentalement « corruption ». Les Grecs ne conce­vaient pas une « histoire » enchaînant passé, présent et futur. L’idéal c’était l’immobile, à la rigueur le « circulaire », le temps cyclique, ce qui est une autre façon d’être immobile. « Deviens ce que tu es » était la maxime fondamentale de l’éthique grecque ; le « devenir » (genesis) est fait de « variations » (metabolaï) dont l’homme doit chercher à se défaire pour atteindre sa « forme » immuable (eidos).
   « Le logos a planté sa tente parmi nous » : ce lieu nouveau qu’est l’homme signifie désormais l’universalité de cette présence dans le monde des hommes (kosmos). Il n’y a plus aucun autre lieu privilégié que l’homme. Quand le logos est devenu « chair », la possibilité d’être des hommes est devenue visible, « historique », dans l’homme. C’était là le scandale pour les juifs et l’absurdité pour les Grecs, mais l’originalité fondamentale du prologue johannique.
   Dans le quatrième évangile, attribué à Jean, la notion d’incarnation nous paraît l’ultime aboutis­sement de la notion de médiation ; le « réel » johannique n’est pas, comme dans son milieu culturel ambiant, l’idée-principe, le monde intel­ligible ; il n’est pas non plus, en premier lieu, le « monde » (kosmos), mais il est exprimé dans cette relation très originale qui surgit « dans le monde ». L’hypothèse que nous avançons est la suivante : l’expression « le logos est devenu chair » nous apparaît comme l’explication et le dépassement du paradoxe. Comment ?
   « Le logos est dans le monde ». Le « monde » (kosmos) est le lieu dans lequel le « logos » devient « chair ». La « chair » (sarks) désigne à la fois l’humanité, plus précisément la personnalité humaine dans sa totalité, mais aussi la situation de faiblesse, d’impuissance, d’infirmité de cette personnalité. D’autre part, en devenant « chair dans le monde », cette « poussée vers l’aboutissement » qu’est le « logos » devient possibilité d’être de l’homme, surgissement d’être dans l’humanité. En même temps, l’existence de Dieu est postulée dans ce « devenir chair » du « logos » dans le monde. Dieu est, au sens où il est aboutissement du « logos ».
   La notion de médiation se réfère davantage, dans le quatrième évangile, à celle de « passage » : la possibilité d’exister qui surgit à travers… « Il y a au-dedans des hommes une transcendance toujours vivante, toujours acte : c’est cela le logos », dit Ennio Floris. Le « logos » qui devient « chair » comme événement accompli serait ainsi le point d’émergence de cette « transcendance » toujours vivante, toujours acte au-dedans des hommes, et événement accompli en ce sens qu’il est indéfini­ment accompli. En devenant « chair » (humanité en situation de faiblesse et d’infirmité), le « logos » ouvre toujours à nouveau ce chemin de l’humain dans le monde.

   Sans doute aussi, pour l’auteur du prologue johannique, ce point de convergence apparaît de manière particulière en Jésus de Nazareth, celui en qui la « lumière » (qui est « vie ») jaillit et brille dans le monde. Mais ce « devenir » du prologue est-il accompli définitivement, achevé et épuisé dans l’existence historique de Jésus de Nazareth ? Peut-on avancer qu’il y a aussi un « devenir » du « logos-chair » toutes les fois où il y a sortie du chaos vers l’être ? Le passé du verbe grec « égénéto » ne serait plus seulement un passé historique ; il serait aussi un passé indéfiniment accompli, un « après-chaos » indéfiniment réalisé par le « logos » dans l’homme. Le dynamisme du « devenir » ne s’épuise pas dans l’acte signifiant que fut Jésus de Nazareth, il déploie sa plénitude chaque fois que l’homme prend conscience de sa possibilité d’être, chaque fois qu’il transcende son aliénation et qu’il parvient à donner sens à son existence.
   « Dieu » est ce « devenir » qui contient un appel infini à l’être. Dans ce « devenir », le « logos » est la possibilité toujours surgissante qui donne une réalité à ce devenir infini, qui exprime dans un langage « historique » cet appel à la transcendance. En cela, le « logos » est liberté qui ouvre sans cesse un chemin de dépassement. En créant une « ouverture » parce qu’il est liberté, le « logos » devient libération, possibilité toujours renouvelée, permanente et infinie « vers », « pour », « en vue de »… « Dieu » est à la fois au terme de ce processus et à chaque moment du processus lui-même. « Dieu » devient le langage qui exprime à la fois ce mouvement d’émergence qui, sans cesse, permet une transcen­dance des situations acquises, des « objets », pour les ouvrir, leur donner sens, intention et finalité ; les faire passer de la « chose » à « l’être », et ce mouvement de convergence par lequel nous nous trouvons au-delà du paradoxe, des termes antithétiques dans l’accomplissement par la relation à l’autre, d’une synthèse qui unifie, récapitule en dépassant ; mais le mouvement ne pourra jamais se fixer, sous peine de retomber dans les « ténèbres ». Cette convergence appelle une nouvelle émergence, et cela à l’infini.

   Notre hypothèse pourrait trouver trois points d’application à une lecture actuelle du paradoxe johannique : la découverte du sens, la valorisation de l’histoire et la relation comme réalité constitutive de l’humain dans le monde.
   Se référant à la distinction du sociologue Max Weber au sujet de la tension entre la morale de la conviction et celle de la responsabilité, Paul Ricœur déclare que « la vie morale repose sur une dialectique de l’absolu souhaitable et de l’optimum réalisable » (6). Peut-être trouvons-nous là une première actualisation de notre hypothèse. La finalité du devenir du logos est le « projet », la « perspective », l’horizon pour les hommes et pour le monde ! Le « logos-amour », par lequel le sens devient possible, telle est l’éthique de conviction, « l’absolu souhaitable », en conflit avec l’univers de la rationalité, l’univers de la consommation, dans lequel on est « toujours repris en main par des relations techniques » (Paul Ricœur).
   Le paradoxe johannique offrirait alors la perspective de « l’utopie ». Dans cette découverte du sens, il faut réinventer dans notre temps et nos cultures ce mouvement du « logos » johannique, possibilité d’être des hommes. « L’esprit » (para­clet) johannique n’est pas seulement la présence combattante de l’humain contre l’inhumain : il est aussi la possibilité infinie de formation dans la liberté. Il réinterprète sans cesse les situations du temps et les reconvertit sans cesse, « herméneute » qui suscite de manière permanente des perspectives inédites.
   Le paradoxe johannique redonne ensuite tout son poids à l’histoire humaine. Le « religieux » a toujours pour effet pervers de créer une coupure dans le monde, et d’évacuer l’espérance dans une après-histoire. Quand le « logos » surgit dans le monde, le permanent et l’historique cohabitent. Le monde est le lieu de la souveraineté de l’amour. L’espérance est insérée dans le devenir de l’histoire humaine.
   Le « logos », « l’esprit », « Dieu » et « l’homme » n’existent enfin que dans et par la relation qui trouve sa source dans un mouvement de vie, un devenir, un passage, surgissement et multiplication de la vie à travers la mort. La « transcendance » se trouve dans la relation elle-même, dans le « devenir autre », quand le « logos » devient « chair » en l’homme.
   Le paradoxe johannique suggère aussi une relation particulière dans l’histoire. On a remarqué que le quatrième évangile ne parle pas de « l’Église », que sa perspective n’est pas ecclésiastique mais universaliste. La « communauté des amis du Christ » y tient une place importante. La « commu­nauté » (koinonia) est le signe de la relation dynamique de l’amour dans le monde, communauté jamais figée, mais réalité toujours ouverte, portant témoignage d’un sens et d’une espérance pour les hommes.

   Le groupe de recherche biblique de Tourcoing fut, sans conteste, celui qui acquit la conscience la plus claire de l’acuité dramatique de la situation en 1967, mais aussi celui qui s’engagea avec une persévé­rance à la fois ferme et persuasive aux côtés du pasteur, afin que l’espoir entrevu au travers des expériences nouvelles réalisées dans la cité puisse se concrétiser dans une structure originale, qui n’avait pourtant rien de subversif puisqu’elle proposait de prendre appui sur les perspectives dégagées par Paul Keller (7) à l’assemblée générale du protestantisme français de Colmar en novembre 1966.
   Au moment de la crise ouverte à Tourcoing avec les autorités nationales et régionales de l’Église réformée, le groupe de recherche biblique devint ainsi le lieu essentiel, presque unique, de la « résistance » à l’abandon et à l’abus de pouvoir, ainsi que le centre de propositions concrètes et positives qui, malheureusement, ne trouvèrent aucun écho du côté de l’institution ecclésiastique réformée, prisonnière de son entêtement et de son autorita­risme borné.

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(1) Pour l’expérience de Clermont-l’Hérault, voir.   Retour au texte

(2) Voir l’histoire du groupe pour la paix de Tourcoing.   Retour au texte

(3) Voir une brêve biographie d’Ennio Floris par Jacques Lochard (1986), l’autobiographie d’Ennio Floris (2012), et son autobiografia (2005).      Retour au texte

(4) Texte de la première lettre.      Retour au texte

(5) Le texte du mémoire est en ligne ici.   Retour au texte

(6) Paul Ricœur, « Sens et fonction d’une communauté ecclésiale » in Cahiers du Centre protestant de recherche du Nord, pp. 26 sq.   Retour au texte

(7) Bref résumé du rapport Keller.   Retour au texte



1992




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