ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
L’utopie dans tous ses états
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
La crise
Épilogue
-
L’utopie dans tous ses
états
.
Un quart
de siècle...
.
Dénoncer
l’aliénation
.
L’opinion
de l'orthodoxie
.
L’hérésie
.
Combattre
le religieux
.
Certitude
ou inquiétude ?
-
Quitter
un monde bon
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
L’hérésie, survivance de l’obscurantisme
Après un quart de siècle et les soixante-dix ans passés, mon esprit se trouve délivré du doute. Selon moi, l’hérésie est une condition obsolète et une survivance de l’obscurantisme. En témoigne la réaction de ces deux « ténors » du protestantisme contemporain.
Le premier, le
pasteur Roland de Pury, écrivait le premier novembre 1972 au
pasteur Georges Casalis, après la publication dans la revue du Christianisme social
Parole & Société
d’extraits du mémoire présenté à la Faculté des lettres
d’Aix-en-Provence
(1)
: «
Quand je lis Curie, j’ai l’impression d’entrer dans un désert glacé, dans un silence mortel. Curie a manqué sa vocation : il aurait fait un bon référent au procès
d’Albert London
». Le second, le professeur
Jacques Ellul, reprochant au
pasteur René Cruse d’avoir publié une critique favorable de l’ouvrage
d’Ennio Floris
(2)
Sous le
Christ,
Jésus
(1987)
(3)
, demandait le silence sur
cet ouvrage et la «
mort intellectuelle
» pour
son auteur.
Le protestantisme français de cette fin de vingtième siècle aurait-il aussi ses ayatollahs vitupérant contre ses propres
Versets sataniques
?
Mon appréciation actuelle de ce temps de lutte et d’échec apparent ne répond plus, en effet, aux anciens repères, c’est-à-dire à ceux vécus à partir du « champ idéologique » de l’Église réformée de
France. Puisque la recherche ne se voit plus refuser de « limite sacrée », il m’est permis d’aborder désormais en toute liberté d’esprit et de conscience les seuls écrits susceptibles d’éclairer notre connaissance de celui qui fut au cœur de l’utopie au nom de laquelle fut mené au cours de ces dix-huit années mon combat pour l’homme.
En toute liberté, c’est-à-dire aussi en toute cohérence de vérité. Je m’explique. Je reconnais que l’Église, comme toute société humaine, a besoin pour exister et se perpétuer de cohésion. Sa confession de foi, qui délimite son espace religieux, exerce la fonction idéologique d’intégration de ses membres. Aussi j’accepte aujourd’hui, sans l’approuver, qu’au regard de cette Église religieuse contester sa confession de foi soit la raison déterminante de l’hérésie et du rejet de son espace religieux.
En effet, l’Église affirme que la foi qu’elle confesse s’appuie sur la « Parole de
Dieu », révélée dans le « canon » des Écritures bibliques. Cette affirmation, qui lui tient lieu de « preuve » de l’inspiration divine de ces écrits est bien l’acte qui fonde sa foi. C’est pourquoi cette « limite », que l’Église s’impose à elle-même et qu’elle impose à quiconque veut s’y agréger, la conduit à déclarer que «
Jésus-Christ », tel qu’il apparaît dans le canon biblique (œuvre exclusive de la tradition de l’Église elle-même, qui fixe ainsi le critère de l’inspiration divine), est le «
fils de
Dieu » incarné dans un homme pour le salut éternel des hommes. L’Église, par le canon des Écritures, donne à croire que tous les événements de la vie de
Jésus-Christ rapportés dans ces récits, depuis sa naissance miraculeuse dans le sein d’une vierge jusqu’à sa résurrection corporelle après sa crucifixion et sa mise au tombeau, mais aussi tous les miracles
qu’il a accomplis entre ces deux moments de son existence terrestre, ont été réellement des faits historiques destinés à nourrir la foi des croyants en vue de leur salut.
Ainsi la question essentielle, unique, de cohérence de la vérité est-elle : ces « événements » rapportés dans les écrits néotestamentaires sur
Jésus-Christ ont-ils revêtu effectivement la matérialité de faits historiques, comme l’Église exige de n’en point douter sous peine d’hérésie ?
« Vieilles lunes » ! Débat ancien et ressassé, dira-t-on, surtout dans l’Église. Tant d’historiens,
d’exégètes ou de
théologiens ne s’y sont-ils pas mesurés depuis des siècles pour tenter de résoudre l’énigme ? Sans doute… mais ils ne sont pas parvenus à nous convaincre !
Pour l’heure, je pense qu’il existe deux manières négatives de répondre à la question posée, qu’on se soumette ou qu’on récuse le critère de la « limite ». En premier lieu si, persistant à demeurer dans le « champ idéologique » de l’Église, je maintiens que ces « événements » sur «
Jésus-Christ » rapportés dans les récits évangéliques ne sont pas des faits historiques mais des « mythes historicisés » qui cachent le
Jésus de l’histoire, je deviens un hérétique. Par contre si, dans la pleine liberté de la recherche et de l’analyse, j’en conteste la matérialité historique, je me trouve hors d’atteinte de l’hérésie puisque j’intègre les écrits bibliques dans le contexte historique commun à tout document, qui est le témoin d’une société et d’une culture humaines particulières.
C’est pourquoi je ne me considère plus aujourd’hui comme hérétique de l’Église réformée de
France, même si elle m’a effectivement exclu, puisqu’en récusant toute limite à la recherche je me trouve désormais en dehors du champ idéologique de l’Église, et j’affirme que les écrits bibliques de l’ancien et du nouveau testaments, qui demeurent des témoins culturels éminents de l’histoire de l’humanité, ne peuvent en aucune manière et pour aucune raison, si « sacrée » soit-elle, prétendre recevoir un statut spécial parmi tous les autres témoins culturels de cette même histoire humaine. Si l’Église affirme son droit à m’exclure comme hérétique, je me considère, récusant toute Église religieuse productrice de sacré, seulement comme un homme en recherche, à travers ces écrits bibliques, des prestigieux vestiges de l’une des approches possibles de la vérité sur l’homme.
Que reste-t-il désormais de l’utopie proclamée vingt années durant ? L’échec consommé en 1968 n’a-t-il pas ouvert un abîme qui nous condamne à l’insignifiance et au désespoir ou au rappel nostalgique du religieux ? Si le «
Christ » prénommé «
Jésus » n’est qu’un personnage sacralisé, une « hypostase divine », imaginée par la foi de l’Église ancienne héritière de l’ancien testament et de la pensée philosophique grecque, faut-il définitivement renoncer à découvrir sous le
Christ de la foi le
Jésus de l’histoire ?
Tous les historiens et les
exégètes qui tentèrent, en particulier aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, de percer ce mystère n’y sont pas parvenus, car tous recherchèrent le
Jésus de l’histoire, qui n’a laissé de lui-même aucune trace écrite, à partir de l’exégèse des textes évangéliques, c’est-à-dire dans l’analyse de la forme de ces récits, de leur expression littéraire et philologique, tout en souhaitant sauvegarder l’autorité des Écritures et celle de la foi.
Une démarche nouvelle permettrait-elle de sortir de l’impasse ?
Ennio Floris, auprès duquel j’ai eu le privilège de pénétrer pendant plus de trente ans les méandres de sa recherche, l’a tenté : son ouvrage, publié par Flammarion en 1987 sous le titre
Sous le Christ, Jésus
, fruit d’une longue maturation, a abouti à formuler une méthode inédite d’analyse des récits évangéliques, fondée sur une approche linguistique des textes et sur l’historicisme de
Jean-Baptiste Vico (1668-1744), qui présuppose que la nature d’un phénomène est connaissable par sa genèse comme un «
événement de parole et de culture
», le mythe «
produit de l’activité métaphorique des hommes à l’âge de leur enfance culturelle
». «
Pour connaître ce phénomène
– écrit
Ennio Floris –
et pour résoudre le problème qu’il pose, il faut rechercher la structure du langage des évangiles
» (p. 36). C’est pourquoi « la foi comme valeur doit être mise entre parenthèses » (p. 36).
Il poursuit : «
On ne pourra saisir
Jésus qu’à travers le mécanisme qui
lui a permis, pour ainsi dire, d’entrer dans le discours
» (p. 38).
La démarche
d’Ennio Floris n’est donc pas exégétique et sémantique, mais « référentielle ». «
Une fois connu ce que le texte dit, la démarche cherche à quoi se réfère le « dit » du texte
» (p. 38). L’Église primitive avait perdu la mémoire du
Jésus historique. «
Au temps des
évangélistes, l’Église était séparée de cette parole par une distance historique et culturelle. Pour y accéder, il fallait une médiation par la lecture et l’interprétation
» (p. 76). L’Église dut faire un effort de re-mémorisation, et son discours s’est constitué au moyen d’un «
processus dialectique avec des opposants juifs qui, sans croire au messianisme de
Jésus, le connaissaient assez pour en discuter
» (p. 86).
Paul et
les évangélistes n’ont pas eu recours à la mémoire de leur passé, mais à « l’anamnèse », c’est-à-dire à leur « mémoire ressuscitée ».
Ainsi, le langage des Écritures est lié à un code, qui unit
Jésus (le signe) à son signifié (
le Christ). Par exemple, dans le récit
d’Emmaüs, «
les disciples ne voient pas
le Ressuscité en personne, mais perçoivent seulement des signes par lesquels
ils
le reconnaissent
» (p. 75).
L’auteur en infère que «
puisque
les évangélistes ne connaissaient
Jésus que par les renseignements
qu’ils pouvaient avoir sur
lui
», ceux-ci constituaient la « substance » du signe
qu’ils devaient formaliser. «
Ainsi,
ils recherchèrent dans les informations sur
Jésus les énoncés, les expressions, les mots mêmes, qui avaient un rapport naturel avec le
Christ des Écritures.
Ils établirent un parallèle entre
Jésus et le
Christ par la médiation de deux récits : les informations et les récits messianiques
» (p. 88).
Jésus-Christ devenait ainsi «
parole-image
» (p. 91), se présentant comme personne historique quand on voulait
le considérer comme un mythe, et comme un personnage mythique quand on voulait
le situer dans l’histoire, ce qui explique l’ambiguïté des récits évangéliques, qui sont à la fois des « faits mythisés » et des « mythes historicisés », et non point des faits historiques.
Comment tenter alors de parvenir au
Jésus de l’histoire ? Si cela est impossible par l’exégèse classique, on peut observer à l’intérieur hétérogène des récits évangéliques des hiatus, des « apories », révélateurs du
Jésus de l’histoire. «
Des lambeaux d’informations sur
Jésus sont juxtaposés à des fragments scripturaires sur le
Christ
» (p. 102). Si les évangiles sont « le tombeau de
Jésus », comment l’en faire sortir ? Après avoir séparé «
le discours sur le
Christ emprunté aux Écritures du discours sur
Jésus, propre aux informations
» (p. 102), on trouvera au terme de ce processus «
des bribes de paroles, des mots, des énoncés et des trames
» (p. 104), qu’il conviendra de réinsérer dans le discours dont ils faisaient partie (p. 107), à l’image de la dépose des fresques qui «
permettait de détacher la dernière couche d’enduit, celle qui supporte la peinture, de la première sur laquelle le peintre avait tracé, en sépia, l’esquisse qui devait lui servir de base
» (p. 12).
Par exemple, dans le texte «
Marie fut trouvée enceinte du
Saint-Esprit
», on peut distinguer le fait («
Marie fut trouvée enceinte
») de son interprétation («
du
Saint Esprit
»). On procèdera ensuite à la reconstitution du discours d’information, à la manière de l’archéologue qui restitue un vase ou une demeure antique à partir des fragments retrouvés et selon les modèles connus. Ainsi, dans l’énoncé de
«
Marie fut trouvée enceinte
», il est possible «
en se fondant sur les récits anciens, juridiques et mythiques, de reconstituer les péripéties auxquelles était exposée une femme quand elle était trouvée enceinte en dehors de la légalité. Dénoncée, elle était condamnée à mort… Ainsi, une fois le fait repéré, il est possible d’établir une trame hypothétique sur laquelle reconstituer le récit d’information
» (p. 109). «
Bref,
en conclut
Ennio Floris,
il faut exhumer le corpus des informations, les interpréter et reconstituer le discours. Il faut faire sortir
Jésus du tombeau des textes pour le donner à l’histoire
» (p.115).
À partir du fait historique de l’origine bâtarde de
Jésus,
Ennio Floris dessine alors le profil d’un homme qui, à travers une profonde crise de conscience à l’épreuve du
désert, en quête de son identité par une lecture de l’ancien testament, découvre dans sa condition de fils bâtard sa vocation prophétique de purification, mais échoue dans une action surhumaine de délivrance du
peuple d’Israël, en butte à l’incompréhension de ses amis et à la haine mortelle de ses ennemis, qui enfin, pour échapper à la situation d’homme bâtard, ne put devenir un homme libre que lorsque les conditions de sa bâtardise furent accomplies en
lui. «
La foi en la résurrection qui
lui fut propre,
lui fit comprendre que la mort était pour
lui l’unique chemin de la rencontre avec
le Père… Ceux qui, les premiers,
le reconnurent comme
Christ
» virent en
lui «
l’homme qui, ayant donné sa vie pour les autres, fut sauveur par sa mort
» (p. 219).
Dans le sillage du
prophète Osée,
Jésus fut le
prophète de l’amour, capable de susciter en l’homme l’énergie créatrice d’humanité.
Prophète (et non
homme-Christ en qui les hommes seraient appelés à renoncer à leur humanité), c’est-à-dire celui qui annonce et déclare aux hommes que cette créativité est cachée au fond d’eux-mêmes, à l’état de germe prometteur d’amour et de vie.
Prophète qui annonce à l’homme « Sois ce que tu es », « deviens ce que tu portes en toi-même » !
______________
(1)
Texte intégral
de ce mémoire.
(2) Voir une
brêve biographie
d’Ennio Floris
par
Jacques Lochard (1986),
l’autobiographie
d’Ennio Floris (2012), et son
autobiografia
(2005).
(3) Pour
Sous le
Christ,
Jésus
(
Ennio Floris, Flammarion, 1987), voir :
–
le sommaire
de cet ouvrage,
–
son analyse
par Pierre Curie,
– ainsi que les
recensions, critiques et correspondances
ayant suivi sa publication.
1992
tc451400 : 06/08/2019