Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
- Introduction
- Le champ sémantique
- Aperçu de la possession
. Introduction
. Dans la culture grecque
. Dans le judaïsme
- Psycho-philosophie
- Délire et crise de Jésus
- L’entrée dans le désert
- Résumé
Des événements au texte
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Le judaïsme
Dans le judaïsme, la possession religieuse est déterminée moins par la personne que par « l’Esprit » de Dieu. Tous les prophètes parlent sous l’impulsion de l’Esprit. Au même Esprit reviennent aussi les grands événements de l’histoire du peuple et les actions des héros, quels qu’ils soient – patriarches, juges, rois ou sages –.
D’une façon générale, la possession par l’Esprit est présentée comme un phénomène extraordinaire qui ne semble pas entamer l’équilibre de la personne. Il n’en demeure pas moins que toutes ces personnes agissent et parlent comme si elles étaient Dieu lui-même. Surtout chez les prophètes, l’emploi de la première personne ne se rapporte pas au sujet qui parle mais à Dieu : on suppose que le « je » de dieu se substitue au « moi » du prophète(1).
Si cette substitution ne s’accompagne pas de troubles d’aliénation, c’est d’une part que l’oracle oral a été transformé en oracle écrit, et d’autre part que les rédacteurs ont cherché, par censure, à spiritualiser la prophétie en essayant de la séparer de tout phénomène de magie ou de folie. Malgré ces efforts, le phénomène d’aliénation est implicite dans les écrits, surtout dans ceux qui concernent le prophétisme archaïque.
Dans ces textes, la possession par l’Esprit apparaît moins individuelle que collective. Les prophètes constituaient une espèce de fraternité (les fils des prophètes), portant comme vêtement un pagne autour des reins et comme manteau une peau de bête. La possession par l’Esprit était précédée par des danses et de la musique, et était suivie par des troubles psychiques, comme les convulsions et la léthargie, de caractère épileptique. Comme les sybilles et les prophétesses d’Apollon, ils prononçaient leurs oracles au cours d’un délire(2).
Les textes les plus évidents et les plus frappants concernent la saisie de Saül par l’Esprit. Il est opportun de transcrire le passage où Samuel s’adresse à Saül : « À l’entrée de la ville, tu te heurteras à une bande de prophètes descendant des hauts lieux, précédés de la harpe, du tambourin, de la flûte et de la cithare, et ils prophétiseront. Alors l’esprit de Yahvé fondra sur toi, tu prophétiseras avec eux et tu seras changé en un autre homme… Il arriva au roi ce que Samuel avait prédit : l’Esprit de Dieu fondit sur lui et il prophétisa au milieu d’eux... Les gens se dirent l’un l’autre : qu’est-il arrivé au fils de Quish ? Saül est-il aussi parmi les prophètes ? » (1 S 10:5-6 ; 9-12) (3).
Dans ce passage, on trouve tous les éléments du prophétisme primitif. On notera qu’il s’agit de vrais prophètes, et non d’aliénés, d’hommes poussés par l’Esprit de Yahvé qui ne disent pas des paroles insensées mais « prophétisent ». Il faut se méfier à cet égard des traductions (Bible de Jérusalem, Segond), où le verbe « prophétiser » est remplacé par « délirer », avec l’intention, je pense, d’exclure ces devins du rang des prophètes. Mais il faut noter aussi que, tout en étant considérés comme des prophètes, ces hommes sont affectés d’un phénomène qui s’inscrit dans le cadre du délire. Cette interprétation s’appuie sur le fait que le « prophète » est accompagné par la musique de la harpe, du tambourin et de la cithare, et enfin que Saül tombe dans un état d’aliénation du moi.
Le mot employé pour désigner le phénomène de possession par l’Esprit de Dieu, « naba », est aussi ambigu que le mot grec de « mania ». Le sens du verbe est en effet double, il signifie « vaticiner » et « être en fureur ». Plus exactement, il ne s’agit pas d’un mot polysémique, mais d’un mot monosémique signifiant un phénomène complexe : l’exaltation par la possession de l’Esprit. D’où le doute auquel tout prophète reste soumis, puisqu’il peut être considéré comme fou.
C’est à cause de cet équivoque du phénomène et du mot que Shemayahu ordonne d’instituer un inspecteur pour veiller sur les prophètes : « Yahvé t’a établi prêtre à la place de Hehoyada, pour exercer la surveillance dans le temple de Yahvé sur tout homme fou qui prophétise : ton devoir est de le mettre aux ceps et au carcan. Pourquoi alors n’avoir pas corrigé Jérémie d’Anathot, qui fait le prophète parmi vous ? » (Jr 29:25-27).
Ce texte appelle quelques remarques. Le fait même que Shémayahu impose un contrôle pour distinguer le prophète de l’homme aliéné prouve que le prophétisme se trouvait lié à des phénomènes de délire. Le texte emploie les verbes « prophétiser » (naba – propheteuein) et « être fou » (chagay – ainein). Mais comment les inspecteurs pouvaient-ils distinguer la prophétie de la folie si, dans le texte, Jérémie lui-même est accusé de démence ? On doit conclure que la prophétie elle-même était un phénomène de délire et qu’elle ne pouvait être distinguée de la folie que par des critères de valeur, qui demeuraient subjectifs et conditionnés par l’ordre établi.
Cette conclusion est d’autant plus fondée que d’autres prophètes, comme Osée, ont été accusés de folie (Os 9:7). La distinction entre prophétisme archaïque et prophétisme classique (4) n’a, à cet égard, pas une grande importance, car s’il est vrai que le prophétisme classique n’était pas oral mais s’accomplissait dans une écriture littéraire, il est vrai aussi que cette littérature n’est pas prophétique pour sa forme – même quand elle est aussi sublime que celle d’Isaïe – mais pour sa référence à un phénomène originel de possession, identique à celui de la prophétie archaïque. D’ailleurs les prophètes « classiques », avant d’exprimer leur message dans des écrits, l’avaient manifesté par le langage des gestes et par leur propre comportement de vie(5).
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(1) Sur la prophétie en général, voir :
W. R. Robert, Prophecy and society in Old Testament, Fortress Press, Philadelphie, 1942;
Profecy, Essays presented to Gery Fohler, W. Bruyler, New York, 1980. 
(2) Sur le prophétisme primitif, voir W. Robert, « Early israelite prophecy », in Interpretation (22), 1978, pp. 3-16. Le caractère fondamental de la prophétie primitive repose sur les manifestations d’extase, bien que les prophètes exercent un véritable impact sur la vie sociale et politique du pays. 
(3) Ce texte nous autorise-t-il à situer l’ancien prophétisme dès le temps de Samuel et des juges ? Alright le pense. Il avance l’hypothèse selon laquelle Samuel aurait été chassé par les prêtres et se serait tourné vers le prophétisme extatique des sanctuaires païens locaux. Ainsi le prophétisme se serait-il développé non sur la base de l’autorité, mais sur celle du charisme (Alright, Samuel and the begining of the prophecy movement, Goldeson – Lecture, 1961).
Cette hypothèse est contestée par Epstein. Selon celui-ci, la personne et l’activité de Samuel se trouvent toujours inscrites dans la tradiiton et dans l’autorité. D’ailleurs, dans les Juges, le prophétisme reste associé à l’autorité. Pour lui 1 S 10:5-6 et 1 S 19:20-24 seraient des interpolations, introduisant dans le texte une mantique populaire plus ancienne ( V. Epstein, « Was Saul also among the propheta ? » in Zeitschrift für die Altentestamentliche Wissenschaft (81), 1969, pp. 287-304).
Je ne vois pas, quant à moi, de raisons pour repousser à plus tard ce genre de prophétie marqué par la possession, dans la mesure où, au temps de Samuel, il s’agissait d’une prophétie orale et non écrite. L’emploi de la musique et de la danse doit être considéré comme un moyen d’être possédé par Dieu, afin d’agir et de parler en son nom. 
(4) Sur la distinction entre prophétisme archaïque et prophétisme classique, voir M. Faraan, « From early to classical prophecy : continuity and change », in Vetus Testamentum (27), 1977, pp. 385-397. Pour l’auteur, la prophétie primitive se fonderait sur l’inspiration individuelle et serait de nature orale, tandis que la prophétie classique impliquerait une attention aux événements historiques d’actualité et serait littéraire. J’estime que le prophétisme archaïque lui aussi avait un impact sur la vie sociale et politique ; il reste que ces deux prophéties ne se distinguent que parce que la première était orale, et la seconde écrite, mais le fait qu’elle ait été écrite ne change rien à ce qu’elle était d’inspiration orale. 
(5) Voir, à titre d’exemple, Os 1:1-9 ; 3:1-5 ; Jr 6:6 ; 18:2-4 ; 19:1-2 ; 24:1-3 ; Éz 4:1-3 ; 5:1-4 ; 21:24-25. Ces actions se situent entre le rite et le théâtre, dans la mesure où le prophète mime cette parole qu’il prononce sous l’esprit de Dieu. Selon Dods, ce mime s’expliquerait tantôt « comme un réflexe extatique, l’image qui l’obsède se traduisant en quelque sorte d’elle-même au-dehors par des gestes appropriés, tantôt comme un procédé hérité des antiques magiciens qui pensaient, par un rite imitatif ou symatique, provoquer plus efficacement que par la puissance – très grande déjà – de la parole, la venue de l’événement qu’ils accomplissaient en petit » (Dods, Les prophètes d’Israël, op. cit. p. 240). 
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