Sur les bords du Jourdain

Le retour du traumatisme d’enfance

   Il faut se rapporter à l’alternative tragique devant laquelle se trouvait Jésus à la suite de son acquittement par Jean. S’il avait accepté ce geste, il aurait sans doute échappé à la mort physique, mais il se serait engagé sur le chemin d’une mort morale qui l’aurait conduit à son propre anéantissement. Comme je l’ai déjà dit, se refuser à accomplir l’épreuve aurait signifié se reconnaître coupable et donc passer pour menteur et faux prophète. Il se serait ainsi inéluctablement barré le chemin vers la purification de sa tache originelle d’homme bâtard car il serait resté hors de l’expérience ascétique de vie qui lui permettait d’espérer cette libération et, de plus, il aurait dû renier ce prophétisme qui lui avait conféré une personnalité aux yeux du peuple.
   Pour éviter cette mort, il devait donc défier le désert, mais celui-ci ne pouvait lui offrir qu’une perspective de mort, puisque c’était non seulement le retour à une vie sauvage, mais le rejet de toute aide de la part des humains. Il n’avait donc comme alternative que le choix entre deux formes de mort.

   L’entrée dans le désert était pour Jésus, plus que pour tout autre, chargée d’émotion : s’il n’était pas, à proprement parler, un condamné à mort, il était bien un homme exposé à la mort or cette exposition était semblable à celle qu’il avait subie lorsque sa mère l’avait abandonné, le confiant à la seule miséricorde de Dieu.
   Certes, Jésus ne pouvait avoir aucune mémoire de ce fait, mais il en gardait dans son inconscient la cicatrice, autrement dit le traumatisme refoulé(1). Insaisissable par réminiscence ce traumatisme, que Jésus éprouvait au contact du vide du désert, était évoqué par l’angoisse de sa solitude, de son rejet par les hommes. Jésus revenait à sa première enfance, pour se rencontrer lui-même : enfant sans père et sans mère, sans généalogie, qui ne pouvait avoir aucune place dans le monde. Son existence ne pouvait apparaître que comme une relation entre deux non-être, il revenait à l’origine de son enfance bâtarde.

   J’ai déjà fait allusion au fait que l’enfant exposé n’avait pas encore de nom puisque, étant illégitime, il restait hors de la filiation généalogique des pères et donc, en dernière instance, sans Dieu. Il était un sujet humain par nature, mais il revenait à Dieu lui-même de le reconnaître comme homme, d’insuffler dans son corps une âme vivante. Par sa vocation prophétique, Jésus pouvait croire qu’il avait reçu cet esprit de vie, mais alors pourquoi était-il à nouveau exposé, pourquoi était-il encore obligé de tenter Dieu(2) ?

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(1) Ce traumatisme se laisse entrevoir dans les logia où Jésus exprime son état d’homme abandonné et rejeté : « Le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Mt 8:20 ; Lc 9:58).   

(2) Jésus eut conscience de tenter Dieu parce qu’il entra dans le désert pour prouver que Dieu l’avait appelé comme prophète. Dans cette épreuve, il n’aurait pu se sauver si Dieu ne l’avait pas aidé, l’épreuve elle-même était donc une tentation de Dieu. La thèse selon laquelle il fut tenté par le diable (Mc 1:13 ; Mt 4:1 ; Lc 4:2), fut une interprétation théologique de son entrée dans le désert.